[Hommage] L’apparition de la Mort selon M.Renoir

Les chemins de la mort

J’avais toujours connu mes arrière-grands-parents en vieux, si bien que je m’étais plus ou moins convaincu qu’il y avait des gens qui naissaient vieux, d’autres, adultes et d’autres encore, enfants ou nourrissons. L’idée même de l’évolution m‘était étrangère. Mon enfance à la campagne ne fût pas des plus palpitantes mais une anecdote bien particulière, qui se déroula durant les vacances passées dans la ferme de mes arrière-grands-parents, me revient souvent à la mémoire.

Pendant la Fête des Moissons*, c’était une période remplie de nombreux jeux et autres festivités ; du lancer de ballot de paille à la coupe de billots, de la course d’ânes ou de tracteurs à l’élagage de branches en un temps record, du concours de la plus belle laitière au jeu du cherche-monnaie**, tous les ‘arts’ de la campagne était représentés. Mais la danse des sabots restait un moment singulier qui faisait partie des traditions que tout le monde connaissait dans la région.

Pour l’occasion, une piste de danse en bois massif était montée en plein milieu des champs des Terres Rouges entre les deux rochers de Mâche-Fer et le Caniche, gros tilleul centenaire, surnommé ainsi pour la forme de son feuillage en tête de chien.
Les habituels lampions de papier et les guirlandes colorées donnaient un air de bal du quatorze juillet. Chaque habitant des hameaux et des lieux-dits voisins participait à la fête, arborant le costume dominical.

Je détestais cette culotte courte inconfortable, cette chemise étriquée en coton de drap et ces chaussettes immaculées, lesquelles s’évertuaient à descendre insolemment à chaque pas.
Le seul bon moment de ces journées de torture, c’était le repas. Une table des enfants était érigée non loin des tables des adultes, mais assez retirée pour que nous puissions nous sentir indépendants. Unique instant de liberté pendant lequel nous singions les adultes en nous montrant du doigt les uns les autres, en hurlant contre le ciel ; Dieu ou Jésus selon l’humeur et contre les femmes (nos mères bien souvent !) ou même en se faisant des bisous de grands avec échange de salive.

Pendant toutes ces réjouissances, notre unique grande crainte, au-delà de celle de se faire engueuler parce que nous faisions des batailles de pommes pourries ou de vesses-de-loup, était de se faire toucher par des vieux. Ces vieux qui affirmaient nous avoir vu grandir, qui disaient savoir tout sur tout et que nous devions « respecter ». Ces vieux, qui ne faisaient qu’être vieux et qui vivaient dans de vieilles maisons avec des vieux objets, souvent cassés. Ces vieux qui rouspétaient tout le temps et mangeaient des choses qui sentaient fort, lesquelles étaient conservées dans les garde-manger pendant des semaines.

Ces vieux étaient notre terreur, nous ébauchions constamment de nouvelles stratégies, des plans de fuite dans le cas où nos parents nous forceraient à leur apporter un verre d’eau, à danser ou à chanter avec eux.
L’un d’entre nous, un des plus grands, un qui avait déjà le droit de monter sur les moissonneuses-batteuses, avait émis l’hypothèse qu’en se faisant toucher par un vieux, on se transformerait en vieux. J’avais beau me rassurer en sachant pertinemment que lorsque l’on est touché « chat », on ne devient pas un chat, la crainte grandit avec les heures, jusqu’à en devenir une obsession. Mais les doutes m’envahirent petit à petit et en remarquant que les vieux restaient toujours qu’entre eux. J’imaginais alors leurs conciliabules, édifiant des stratégies pour leurs attaques perverses. Je craignais surtout les « méchants vieux », ceux qui bavent, qui sentent la curée ou qui ont perdu la tête, qui marmonnent dans leurs dentiers, ceux qui blasphèment ou tirent les oreilles, ceux qui peuvent vous attaquer par derrière, sans raison.

En ce samedi ensoleillé, la liste des danseurs pour la danse des sabots avait été rédigée. Malheureusement, aucun d’entre nous n’avait réussi à voir les noms à l’avance et nous nous charrions les uns des autres en imaginant lequel danserait avec la grosse Mériot, la moche qui habitait la dernière maison du village ou pire encore, qui devrait donner la main à une vieille au risque de se voir métamorphosé en vieux instantanément.

Après le copieux banquet, composé des victoires des chasseurs de la région, mets préparés par les femmes du village, la liste était passée entre les familles pour que chaque représentant se prépare à la danse des sabots.
Je vis alors mes parents s’avancer vers moi. Je fus rapidement avisé que j’allais être le meneur du bal, étant le plus jeune garçon en âge de danser. Mais la véritable mauvaise nouvelle était que j’allais ouvrir la danse avec la doyenne du village, la fameuse Fernande, laquelle nous n’avions jamais vu qu’assise dans un vieux fauteuil à grosses fleurs marron.
Paniqué, je demandai à mes parents de bien vouloir me laisser retourner à la maison, prétextant que c’était toujours moi qu’on punissait, que c’était injuste. Pleurnichant de plus belle, je réalisai que la supplication serait vaine et que mon tour était venu. Ma mère, outrée par mon ingrate attitude, monta le ton et me demanda de considérer la chance et l’honneur que j’avais et de tirer une leçon de vie et de respect de cette occasion.

Après seulement cinq années de vie plus ou moins paisible sur cette terre, j’allais passer de l’autre côté. Je serais bientôt vieux, peut-être même malade et décéderais avant tous mes copains. J’aurais une tombe au cimetière avec une vieille photo jaune et je serais mangé par les vers.
Des larmes que je tentai de dissimuler aux copains, coulaient les unes derrière les autres avec une ferveur presque religieuse. Une peur panique me prit violemment aux tripes. Des gargouillis intenses gazouillèrent dans mon estomac et je me mis à courir à travers champs pour me réfugier derrière ‘le Caniche’ afin de soulager mon envie pressante.

Malheureusement, à ma grande stupéfaction, je n’étais pas le seul à avoir eu l’idée d’aller me délester derrière le gros tilleul.
Fernande, la doyenne, mon ennemie jurée, se tenait debout, la culotte ouverte, un filet de liquide blanc et dru coulant entre ses grosses jambes flasques écartées. A mon arrivée, elle continua sa tâche gaillardement et m’offrit un sourire édenté et déformé.
Je me tins à distance tout en contemplant, effaré les couches de peaux et de lin contenues sous sa jupe noire.
« T’es le p’tit Garenne, toi, hein ? »
Je restai pétrifié pendant qu’elle parlait. Je ne sus quoi répondre. Pendant qu’elle secouait son derrière pour faire tomber les dernières gouttes, je ne pus plus me retenir et dégrafai ma culotte en un geste brusque et désespéré pour enfin me délivrer de cette douleur acide.
Il me sembla que je me vidais de l‘intérieur, comme si je n’avais plus été aux toilettes depuis des mois.
Pendant ce temps, Fernande m’observait.
« T’as l’air bien malade, mon p’tit ga’… t’as trop mangé de quetsches ? ou c’est la tarte aux pommes de Monique… ah celle là , elle force toujours sur le Calva… mais t’as l’estomac rudement fragile pour ton âge… »

La Fernande, j’aurais voulu qu’elle ne bouge plus, qu’elle se taise, qu’elle reste au dessus de sa petite mare de pisse fumante et qu’elle me laisse avoir honte face aux corneilles. J’aurais même souhaité qu’elle meure, là , sur le champ, une bonne fois pour toutes. Une vieille de moins dans le camp adverse.

Mais Fernande prit l’avantage, profita de mon incapacité de faire le moindre mouvement à cause de ma maudite culotte baissée, pour se placer juste devant moi.
Mon cul face au vent, je ne pus aucunement tenter une de ces techniques de fuite, mille fois répétées, sans risquer de tacheter ces foutues chaussettes blanches, ou pire, le bas de ma liquette, laquelle ma mère lavait, séchait, repassait pendant des heures, si bien que je ne pouvais même pas y toucher le reste de l’année.

Je pensai vivre mes derniers instants dans mon état d’enfant. J’imaginai, qu’une fois touché par Fernande, je deviendrais un vieil homme sans cheveux, avec un ventre énorme et une canne, vociférant contre les corneilles et plombant les pigeons avec un vieux fusil rouillé.

Fernande fit encore un pas, cette fois, elle était plus proche qu’aucun vieux ne m’avait jamais approché. La douleur dans mon estomac était intense. Je fermai les yeux et murmurai un début de prière de catéchisme, priant un Dieu auquel je n’avais pourtant jamais cru.

Fernande, en posant sa main sur mon front, dit cette phrase fatale;
« Ça va aller, mon p’tit ga’, ça va aller ».

*(éloge du monde rural et célébration de la faste splendeur de l’agriculture française)
** (jeu qui consiste à chercher une pièce de monnaie dans un grand saladier de farine rien qu’avec la bouche, les mains derrière le dos.)

Texte écrit sur Parano.be, secteur ETC, par M.Renoir

Une réponse

  1. desfois, je me dis que si je devais avoir un lecteur, ce serait toi!!!
    merci!

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