[vie pas la mienne] p.1

Je suis arrivé de bonne heure au croisement des chemins. L’heure n’avait pas beaucoup d’importance puisque ce n’était pas un rendez-vous, mais l’idée d’être en avance sur un évènement qui devait se produire durant la journée, je ne sais pas pourquoi, me rassura quelque peu. La forêt était fraîche et les arbres, silencieux. En fait je ne dus pas attendre très longtemps. Elle arriva à 09h45 exactement, se postant près du ruisseau et avalant plusieurs lampées rapides d’eau, son long cou frétillant brilla sous un rayon de passage. La biche n’avait pas peur, mais j’avais peur pour elle. En la voyant vraiment arriver, j’eus en réalité l’idée saugrenue qu’elle n’était pas là , qu’elle était artificielle ou alors une biche domestiquée, si tant est que ce soit possible, envoyée par un fermier pour me narguer. Les brindilles ne craquaient pas sous ses pattes, ses oreilles tournaient un peu dans tous les sens et ses paupières, larges, se fermaient à moitié alors qu’elle se désaltérait. Elle ne voyait pas qu’elle allait mourir. Et j’ai ricané : qui le voit ? Qui le voit si ce n’est moi ? J’ai du faire un pas de coté car elle a sursauté. Elle a fixé un moment le tronc derrière lequel je me cachais, faisant un pas de travers et glissant sur de la glaise, mais ses articulations si fines se sont vite rattrapées et elle s’est redressée, droite, cette fois consciente d’un danger. Le pressentait-elle ou avait-elle vraiment entendu quelque chose, était-ce une palpitation de l’air véritable ou son esprit était-il en contact avec des couches supérieures de la Nature ? Des questions bourdonnaient en cet instant, mais c’était trop tard, il aurait fallu y penser avant. Car la biche se retrouva, du fait de son sursaut, exactement dans la position imaginée, dressée, tendue sur la rive glissante, tremblant dans l’air matinal, reniflant dans ma direction. Dans son dos un canon pointa et la balle la percuta en plein crâne. Elle vacilla, comme surprise, le soleil filtrant des branches brilla un moment dans ses yeux et ce reflet, cet infâme reflet, je le revis en moi tôt ce matin en me levant, un éclat final qui avait scintillé dans mon café comme dans ma vision, avant qu’elle ne s’écroule dans la glaise. Et même en cet instant je savais ce que j’allais entendre: “Joli coup, Gégé !” J’ai encore murmuré contre l’écorce chauffant sous le soleil: “En plein dans le mille…” Et de ce fait j’entendis ce ricanement gras gicler dans l’air vierge de la forêt: “Joli coup, Gégé ! En plein dans le mille !” La biche gisait et j’avais attendu sa mort, je l’avais attendue tel un charognard. Le chasseur gigota de fierté et je m’effondrai en tremblant, comme elle avant. J’étais glacé et un peu mort en moi, mais cela, je ne l’avais pas vu, dans mon café, ce matin.

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