39.

Quand il est revenu avec le flingue, cette soirée pluvieuse de fin d’automne, j’aurais du simplement le prendre dans mes bras au lieu d’enrager parce qu’une fois encore il n’avais fait ni la lessive ni la vaisselle. J’eus envie de me taper la tête contre le mur-écran au souvenir de mon ahurissante imbécillité. J’avais été aveuglée par la lassante répétition des habitudes, la routine d’un jour de semaine après le retour du boulot, au point de ne pas voir son visage dénué de vie déjà lorsqu’il y a appuyé le canon, au point de n’avoir pleinement réalisé ce qui se passait qu’après une minute morte à observer sa cervelle glissant par grumeaux le long du mur jusqu’à notre nouvelle moquette. J’ai pensé aussi, dans un drôle d’hoquet : ça va être impossible à nettoyer.
Paris pleuvait dans le chuintement fluvial des voitures sur l’avenue d’Italie et notre maisonnette des Buttes Chaumont ronronnait sous l’averse d’automne, encore tiède. Et sa cervelle glissait de caillots en caillots dans le sang ruisselant sur ce mur que nous avions repeint ensemble l’été dernier, d’une couche de crépis irrégulier « pour faire vieux », comme il avait dit avec ce sourire en coin si mélancolique.
Sous les pétunias cette nuit-là , après les avoir soigneusement déracinés en vue de soigneusement les replanter, tout contre le mur de notre maisonnette, derrière les tuyas à l’abri d’un improbable regard, j’ai creusé sa tombe dans la terre trempe.
Je ne savais pas ce que je faisais. Oui oui c’est ça, quelle belle phrase indulgente : je ne savais pas ce que je faisais. Je creusais le trou de mon copain qui venait de se flinguer, voyons quoi de plus naturel. En lorgnant sur le mur-écran de ma fiche j’eus comme une intuition, terriblement poisseuse, sourdant de ce bloc de granit du refus d’y penser que j’avais si bien poncé à la vodka. Je l’avais enterré et dit à tout le monde qu’il était parti cette nuit-là sans un mot, qu’il avait disparu, je l’avais tué une deuxième fois uniquement pour éviter la honte du suicide. Je m’étais même leurrée, ignominieuse, en pensant : lui aussi n’aurait pas voulu qu’on sache qu’il s’est suicidé. Dociles, ils avaient tous crus à une rupture. J’avais joué l’éplorée sur son départ alors que c’était sur sa mort, mais aux yeux des autres cet écart minime n’avait pas fait grande différence.
Le mur-écran s’est éteint, j’ai bougé la souris pour le ranimer. L’obscurité totale, je crois que j’avais ici une chance d’en sortir. Il n’y avait aucune vodka à la ronde et il ne pleuvait pas, ici.

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