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La deuxième couche nous mène juste au-dessus des tunnels. A vingt mètres sous le sol environ, selon la géologie locale. La température y est fixe, été comme hiver. Les premières affiches nous divertissent, été comme hiver. C’est le lieu du choix. Il faut choisir sa destination sur des panneaux. On se rend compte que le temps presse, qu’il faut aller d’un point à un autre le plus rapidement possible. On est là pour ça, pour se déplacer. Cette étape paraît anodine, pourtant elle est cruciale puisque c’est à ce moment qu’on est embarqués dans le temps. Or qui dit temps dit aussi oubli. On oublie tout, sauf notre destination. Il s’agit d’un leurre assez subtil qui a été utilisé. On cherche à canaliser des flux d’énergie qui ne doivent pas se rendre compte de l’utilisation qu’on fait d’elles. L’analogie de l’âne et de la carotte est ici la bienvenue. Les troupeaux avancent un peu comme dans ces défilés de taureaux en Camargue, furieux, excités, il y a toute cette force qui gronde en eux dans les ruelles et c’est fascinant. Mais on oublie le plus important : la maîtrise de cette force.
La deuxième couche est un début de contrôle, une canalisation étiquetée de la force des gens. On comprendra alors pourquoi souvent on sort fatigués d’un passage dans le métro. Parce qu’à chaque fois, on y a perdu quelque chose.
La troisième couche, la dernière des couches visibles pour ceux qui voient bien sûr, est celle du mouvement et, paradoxalement, celle de l’attente. En ce sens c’est une couche absolue, car elle fait de nous des particules. Tout à la fois ici et ailleurs. Je me posais souvent la question, au temps où j’étais encore en mouvement, de savoir pourquoi certaines personnes, alors que les métros se succèdent, restent assises sur leur siège, en-dehors des clochards bien sûr. Des publicités, du carrelage, des néons, des déchets poussés par les rames et les gens qui passent, le tout divinement ponctué par les alertes des fermetures de porte. C’est fascinant. Rien de tel que de se sentir paralysé devant cette valse infâme. D’être cette particule ayant décidé de voir le mouvement global, et dans la mesure du possible, de sentir à quel point l’enchaînement énergétique a été conçu avec audace. Mais la troisième couche, on ne se l’approprie pas comme ça. Par exemple cette femme sans billet qui a essayé de passé une de ces barrières pneumatiques qui remplacent les tourniquets. Elle avait une petite fille pendue dans un châle sur son dos. Les volets se sont refermés sur la fille au moment où elle passait. Juste sur le crâne. On ne sait pas pourquoi ces choses pincent si fort. On ne le remarque pas mais souvent ces volets pneumatiques sont installés au niveau de la troisième couche. On croit qu’ils marquent une entrée alors qu’ils marquent la dernière possibilité d’une issue. Or l’énergie d’une petite fille endormie est inutilisable. Au niveau de la troisième couche, il faut déjà savoir interpréter le hasard. Rester longtemps immobile à l’abri des caméras intelligentes se focalisant sur l’immobilité, pour comprendre sur quelles fondations affolantes toute une ville peut être construite. »

Mon regard se détourne. J’entends quelque chose que le micro de la caméra ne perçoit pas. Je peste vaguement : «  Temps d’y aller. » La télécommande brandie me fait sombrer dans le néant.

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