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Et puis Angeline était dotée comme d’un sixième sens : elle savait quand les murs l’observaient. Lorsque l’œil d’une caméra devenait soudain plus qu’une simple analyse mécanique du passage des gens et des formations de groupes isolés. Lorsque l’œil d’une caméra la remarquait, elle. Elle avait alors entre cinq et dix minutes pour trouver une issue. Parfois, c’était juste, ils connaissent bien leurs corridors ces salauds, elle avait même du courir. Elle avait sa réputation à tenir auprès des services de sécurité. La Violoniste, les gars de la sécurité l’appelaient officiellement, ils murmuraient entre eux dans les vestiaires après une autre tentative échouée. Celle que tous les bleus essayaient de coincer juste pour monter en grade. Mais leurs caméras ne balisent pas les corridors qu’elle choisissait, et leurs jambes étaient molles, ils ne savaient pas grimper dans certains conduits où, après quelques galipettes dans les tubes, on peut se tenir debout tellement ils sont vastes. Parfois elle organisait ses escapades au violon comme un plan d’attaque, se réjouissant d’avance que sa stratégie s’appliquât à la lettre, comme deux équipes de quatre hommes qui se catapultaient au coin des corridors alors qu’une trappe discrète se refermait à dix pas d’eux, sonnés.
Le commun des mortels sent cette énergie qui balance l’archet vivace au dessus des cordes, ils sentaient ce corps tendu qui s’offrait à chaque cambrure scandant les notes, à chaque pépiement inquisiteur des diodes des caméras, et ils se baissaient devant elle pour laisser glisser la monnaie de leurs paumes comme autant d’offrandes à une reine : Angeline se débrouillait pour ne pas se sentir mendier quelques sous en vue d’acheter sa vodka.

Ma présence entretenait chez elle le fantasme de l’obscurité souterraine comme celui d’une mort intime, d’une petite mort dans la vie, invisible et rien que pour elle. Je devenais l’indispensable élément de cette trinité de la perdition : vodka, catacombes et sexe. Je n’avais eu accès à aucun plan, aucun détail technique sur le réseau souterrain et je suis parti lorsque je me suis rendu compte lors de l’une de nos descentes dans les carrières qu’elle me guidait plus que l’inverse. J’avais encore un substrat de prétention machiste que notre relation n’avait pas complètement effacé, un zest d’impression de la dominer dans les corridors souterrains, évanoui lorsqu’elle avait du me donner la main pour m’aider à passer une chatière alambiquée. En remontant j’ai pris mon sac chez elle et l’a laissée seule s’enivrer à la table de la cuisine. Dernière image d’elle : ses seins palpitant à la lumière de la bougie à côté de la bouteille de Smirnoff, les jambes nues croisées haut, devant un plan des catacombes de sa concoction, marquant les passages joignant les systèmes d’aération du métro et les entrées abandonnées. Elle me sourit en avalant une lampée et tirant une bouffée. Ses yeux brillent. Elle décroise les jambes, soulève ses fesses qui collent à la chaise, se rassied et me regarde encore en souriant. Je la revois nue plongeant dans une eau azure glaciale pour traverser une partie inondée.
Elle était peut-être le plan, elle était peut-être le détail technique, la clé, cherchant le fond si désespérément elle allait peut-être me mener à la rame disparue. Mais je ne devais plus rester avec elle : je la déviais de son but désormais.

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