Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : U. | Le sens de ma vie

Oui en fait c’est quoi le sens de ma vie? Je n’ai pas d’amis, sauf peut-être les passagers du train de 7h00, et encore, je ne leur adresse jamais la parole, je ne souffre pas d’obsessions particulières, je fais mon travail sans que ce soit une véritable passion, uniquement parce que je ne sais pas quoi faire d’autre et qu’on me paye pour cela, je ne participe à aucune oeuvre de charité ni n’appartient à l’organigramme d’une association de quartier, j’aime mes enfants mais je sais très bien que dans 15 ans ils se barreront alors je peux difficilement les utiliser comme un sens dans ma vie, j’aime ma femme mais peut-être que je la tromperai encore, qu’on se quittera, ou qu’elle passera sous un camion, enfin là encore je ne vois pas en elle l’aboutissement de mon existence: l’amour passe et réapparaît ailleurs, au grès des hormones et des saisons. L’écriture? Oui il y a une époque où je considérais, à la manière d’un Rilke, l’art comme le seul et unique sens de ma vie sur terre. J’aurais tout pu sacrifier sur l’autel de mes ambitions créatrices. Amours, amitiés, famille, santé, travail; d’ailleurs tout y est passé. Mais la vie s’est agrippée à moi avec férocité, elle a planté ses griffes et bien que je fusse le dernier des hommes avec qui on aurait voulu vivre, qu’on aurait pu aimer pour avoir des enfants, moi le summum de l’égoïsme, la pierre ronde et polie par une ambition démesurée écrasant tout sur son passage, moi la vie m’a choisi pour avoir une famille, un boulot, et derrière cette routine commune, la pierre lisse et polie s’est changée en une tomate charnue et en réalité assez banale. Je me marre, comme disait l’autre*. Je ne suis pas non plus quelqu’un de haut en couleurs: à part quelques partouzes dans un hôtel de luxe payé par des clients, ou des nuits d’ivresse, je ne vois pas vraiment ce qui pourrait ressortir d’original de ma vie. Je sais je ressemble à un personnage contemporain de Houellebecq, ou à un cyborg psychanalysé par Dantec, ou encore à un criminel de guerre assureur dans la vie normale, comme s’évertue à nous le rappeler un Littel. Je suis comme tout le monde et à la fois complètement singulier, potentiellement dangereux, je suis ce tout le monde qui une nuit se lève, va à la cuisine chercher un long couteau, le plante dans le ventre de sa femme, étrangle ses enfants et se jète du balcon. Mais il ne me semble pas en l’occurrence que le but de ma vie soit si morbide. Et puis pourquoi les tuerais-je, comme je le disais avant, ils n’ont rien à faire dans les anciennes motivations de mon existence. Tout au plus incarnent-ils indirectement la preuve répétitive de ma banalité, de ma pauvreté créative, spirituelle, sociale. Mais je ne suis pas si stupide pour me bercer de l’illusion qu’en effaçant tout ce qui m’entoure, en partant comme un Henri Miller ou en utilisant un fusil come un Gary* ou un Ernest*, cela ne change quoi que ce soit. Du fait de cette pauvreté intime, ce grand puits au fond de l’âme ou bêtement cette absence d’adrénaline entre mes neurones, maintenant le sens de ma vie ne se situe même plus dans l’art, que j’écris désormais avec un petit a, le voyant comme un prétexte de plus pour se motiver à exister, une façon de grimper sur la tête des autres pour réussir à gesticuler devant la caméra comme la Zelda de Scott*. Où alors se trouve-t-il, le sens de ma vie? Est-ce que j’existe encore simplement parce que c’est la seule chose que je puisse faire sans rien faire? En me levant ce matin d’Ascenscion, encore ivre, glauque entre deux prostituées dans un hôtel près de la gare, en mentant à ma femme au téléphone, je me suis dit que pour ma santé mentale et physique il fallait que je me donne un nouveau but. Même s’il est évident qu’au départ ce nouveau but paraîtra complètement artificiel, peut-être qu’avec le temps et un peu d’insistance, si j’en suis encore capable, en contournant avec une soigneuse hypocrisie mes angoisses de ne pas être "grand", "important", "superman", ce but artificiel deviendra aussi solide que la pierre polie qui m’avait fait écrire et j’aurai à nouveau un sens. D’un certain point de vue, finalement tout est artificiel, tout est con, tout est à refaire et tout a déjà été refait. J’ai donc décidé de m’inscrire à des cours de théâtre.

*Michel Gérard Joseph Colucci
*Romain Gary
*Ernest Hemmingway
*Francis Scott Fitzgerald

2 réponses

  1. Avatar de Skoliad
    Skoliad

    Le but n’est jamais si intéressant que le sens.

  2. Non. Puisque sous tous les angles il n’y a aucun sens.

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