Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : Brigitte

Son sourire avait un impact certain sur les autres, et elle aimait bien avoir un impact certain sur les autres. C’est sans doute pour cela que son sourire était si généreux, si vaste, plissant les yeux comme pour en exprimer plus, large dentition qui à défaut de pouvoir croquer montrait combien elle a faim des autres. Je me rappelle surtout de son sourire parce que c’était comme si elle avait eu envie de moi, alors qu’en réalité elle voulait briller sur moi, essentiellement. Et briller pour elle signifiait m’emmener dans son univers tout en mouvements, d’idées, de gestes et d’action permanente. Une grande valse avec les autres et pour les autres, et elle au centre. Parfois un homme se coinçait entre ses jambes et elle le prenait dans son lit, puis l’emportait avec elle le temps que la relation fonctionne. Et pas une seconde de plus. Peut-être avec l’âge poinçonne-t-elle son intransigeance de petites concessions aimables. Mais pas une de trop. L’action qu’elle entreprend en permanence ne peut se permettre de se prendre les pieds dans de vaines tergiversations. Elle connait toutes les émotions possibles pour autant que celles-ci se reflètent joliment dans les yeux de son interlocuteur. Trois enfants, deux mariages, un peloton d’hommes essayés-pas-pu, et entre deux cafés elle organisait un festival ici, des cours de graphisme là , des films de propagande sur l’éconimie durable par là -bas et sous un coude elle gérait son agence de pub, un enfant dans un bras, l’autre sous la table avec la stagiaire account et un téléphone portable coincé contre l’oreille. D’ailleurs je l’ai croisée en partance pour Paris, dans le train avec sa fillette de 2 semaines et son téléphone portable, auquel elle parle comme si elle s’adressait à un ministre. Deux semaines après l’accouchement, donc; elle portait beaucoup plus d’intérêt aux détails techniques de son nouveau portable qu’à son nouveau-né. Elle allait une semaine à Paris pour rencontrer un célèbre magnétiseur dadaïste qui lui permettrait d’arrêter de fumer. Parce qu’une femme de la trempe de Brigitte a besoin de rencontrer des gens célèbres avec des idées à sa hauteur. Des idées contemporaines et, comme on dit ces temps, proactives. Des idées changeant des consensus habituels, des idées pour faire bouger le monde, et plus vite que ça, et elle au-devant de la scène le micro entre les ongles et son sourire gargantuesque au sommet de ces jeans sexy et cool, sous ces projecteurs dont la chaleur lui est finalement si douce. Un ego à sa hauteur, tout à la fois ample et souriant et envahissant. Et parfois, au détour d’un coup de reins, discrètement manipulateur. Brigitte a essayé de me convaincre en trente minutes que le monde courait droit à sa perte si chacun de nous ne cherchait pas à changer ses habitudes de consommateur occidental passif, avec ses yeux en amandes qui cherchaient à picorer toute mon attention, avec douceur et fermeté comme disent certains tortionnaires. Et au bout de trente minutes, en la laissant à son manuel dans le train, je me suis dit qu’en effet je devrais me mettre à trier mes ordures ménagères. Je suis allé voir le site web de son magasine sur l’économie durable. Rien que pour son sourire et rien que pour son charme. Je penserai à son corps voluptueux en vidant fièrement mes détritus végétaux (et sans doute aussi en vidant mes gonades génératrices, moins fièrement): elle a gagné son pari, elle m’a convaincu, grâce à elle le monde avancera, vers le mieux ce n’est pas certain, mais il avancera. Elle a gagné son pari mais elle a perdu depuis longtemps le souvenir d’une après-midi inutile de tendre auto-destruction, où je me confine trop rarement en m’étirant dans la vase épuisante du jour, où il est si paisiblement possible de déprimer à avoir envie d’en crever. Cet éclat de faïence brisée me manque dans le souvenir durable du regard de Brigitte. Ou alors, peut-être est-ce parce qu’elle le cache si admirablement, qu’il me manque.


Ce texte n’engage que son auteur et ne prétend en rien être exhaustif ou représentatif de quiconque. Il s’agit d’un instantané subjectif, d’une représentation parcellaire et momentanée, ayant pour but l’esquisse littéraire d’un personnage fictif autour d’une personne existante. En aucun cas ce texte n’a pour prétention ou objectif le viol de la vie privée ou la description unilatérale d’une personne existante. A considérer avec précautions, tel un tabloïde de seconde catégorie.

Une réponse

  1. Le prénom de la personne a été modifié pour respecter sa privacité.

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