Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : Aranyo (1)

Je vis avec elle depuis huit ans et c’est seulement en la voyant assise devant le décor de mon déplacement quotidien – chaises vissées, tables en formica, mini-bar surchargé de pains au chocolats brillant si fort sous le néon qu’ils ont l’air en plastique – que je me rends compte de la distance qui s’est graduellement établie entre nous au long de ces années rapides. Dans notre vie de couple et vie de famille, j’ai presque fini par oublier qu’on faisait de plus en plus semblant, qu’on s’avançait encore plus loin vers cet illusion de bonheur familial, cet idéal entretenu ni par elle ni par moi, vissé dans l’espoir d’un avenir un jour différent comme les chaises du wagon-restaurant. Elle m’accompagne aujourd’hui exceptionnellement parce qu’elle doit signer à Genève des papiers sur le décès de sa mère. Mirko dort à ses côtés dans la poussette qu’elle secoue nerveusement, et Lorna dort chez ses grand-parents: invraisemblance concédée par Aranyo uniquement par l’injuste nécessité. D’ailleurs elle trépigne sur sa chaise de cette manière qui me rend moi-même si nerveux, je déteste ça. Elle éternue et se mouche sèchement alors qu’on passe Nyon sans avoir parlé. Je sais qu’elle est nerveuse parce que jamais elle ne veut, ne peut, travailler contre l’inénarrable bien-être de "ses" rejetons et d’avoir laissé Lorna pleurant chez ses grand-parents est à ses yeux une faute aussi grave que de l’avoir abandonnée à un réseau pédophile. Elle doit assurer leur bonheur, un point c’est tout. Et autour de cet axe inébranlable elle construit les mouvements de sa machinerie du quotidien, jetant les branches de son arbre mécanique autour d’elle afin que tout désserve ce but ultime, cet objectif géant, le sens de sa vie depuis six ans et dans lequel je suis tout au plus une bouteille d’huile posée à côté. Ou un grain de sable. Ou un bug indésirable mais nécessaire, dans sa "Matrice". Seul de l’autre côté de la table, parfois je culpabilise, je me dis que si elle ne m’accepte pas dans son système en me rejetant inconsciemment, c’est peut-être parce que je me rends constamment innacceptable. Cette idée provoque un tic illuminé en me détournant vers la vision du lac matinal et morne: elle a créé un système et elle ne parvient pas à m’y intégrer parce que je refuse instinctivement d’intégrer quel que système que ce soit. J’ai horreur des systèmes. Plus particulièrement j’ai horreur des systèmes de vie nous précuisant des schémas précis, des attitudes attendues, des comportements à avoir dans telle ou telle circonstance pour être heureux et vivre en harmonie et agir pour le bien du monde: ce type de chimère hippio-intellectuelle qu’Aranyo affectionne. Par exemple j’aime bien acheter des croissants pour me sentir un peu heureux le temps d’un dimanche matin. Mais elle considère cela de façon presque hautaine, comme un geste de défoulement pécunier dont on pourrait se passer. D’ailleurs toute dépense ne contribuant pas directement au bon fonctionnement de la mécanique de ses jours est suspecte et l’irrite. Ne lui offrez jamais de cadeau: elle risquerait de vous insulter. Je crois en réalité qu’elle aimerait bien être une femme battue, c’est son objectif inavoué afin d’incarner l’ultime victime et de justifier ainsi toutes les mesures radicales que son esprit un peu limité prépare pour le bon fonctionnement de sa mécanique. Car elle se pose en victime de la vie mais pour l’être complètement il faut que je la frappe le plus souvent possible, sinon ça lui manque. En ce sens aussi elle aime bien entendre les hurlements de ses enfants car ainsi en les éteignant elle se sent à la fois victime et utile. Une victime utile esclave du bonheur préparé de ses enfants, un abrégé qui m’a arraché un sourire en passant Versoix. Qu’elle ne soit qu’une femme frustrée se sacrifiant pour ses enfants à l’intérieur d’un univers bâti sur l’autisme et la peur de ne pas être à la hauteur ne lui effleure jamais l’esprit: sa mécanique huilée ne peut se permettre le doute. Arrivés à Genève nous n’avions toujours rien dit. Avant de s’éloigner sur le quai elle m’a dit poliment "Bonne journée" parce que ce type d’expression polie comme "Bonjour tu as passé une bonne journée" ou "Bonne nuit" contribue aux roulements parfaitement artificiels de sa mécanique bien huilée, et j’ai grimacé un rictus en l’observant quelques secondes se dépêcher d’aller à sa tâche pour pouvoir revenir le plus vite possible vers Lorna, qu’elle imagine en ce moment chez mes parents en train d’hurler à la mort en l’appelant. Ce qui est probablement vrai: elle construira ses enfants à la hauteur de ses peurs.


Ce texte n’engage que son auteur et ne prétend en rien être exhaustif ou représentatif de quiconque. Il s’agit d’un instantané subjectif, d’une représentation parcellaire et momentanée, ayant pour but l’esquisse littéraire d’un personnage fictif autour d’une personne existante. En aucun cas ce texte n’a pour prétention ou objectif le viol de la vie privée ou la description unilatérale d’une personne existante. A considérer avec précautions, tel un tabloïde de seconde catégorie.

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