Il y a parfois des clients pour lesquels je suis totalement transparent. Ils me voient, ils pourraient me toucher s’ils s’approchaient. Ils se contentent de m’offrir ce sourire désincarné me rappelant qui je suis pour eux: juste un employé. Un rouage, ce petit écrou que des main sales huilent de temps en temps grâce à une pipette qui s’infiltre dans les méandres d’acier et de sang chaud de la grande machine. Sylvain me vient alors à l’esprit. Toute cette farouche intelligence s’obstinant à lutter contre l’hypnotique mécanique du système. Avec finesse, un rationalisme horloger, il balaie les conventions. Emergeant au-dessus des petites arêtes boisées des mécanismes sous-jascents du Bon Ordre Global, ses vues révèlent les secrets sous le déroulement abrutissant de la réalité médiatique. Sylvain est un révolté de l’état actuel des choses. Mais pas de ceux qui se révoltent parce qu’une campagne marketing aussi subtile que massive le leur a suggéré. Il lit au travers des événements et des phénomènes, et interprète. Parfois, ces réflexions l’amènent à des conclusions s’apparentant à de la paranoïa. Parfois, ces conclusions paranoïaques sont en-deça de la réalité. C’est dire à quel point il peut exister dans une réalité décalée des autres, et cela fait de lui un marginal presque naturel. Un soldat contre le système tout cuit, un dissident de la démocratie prémâchée et liquide. Il aurait pu aller trop loin hors de la société. A cause d’une épuisante dislexie, ces visions critiques de la société n’ont pu être couchées en mots, lui fermant du coup un intégration bâtarde au travers par exemple de l’écriture journalistique ou politique. Cette assimilation étant impossible, il aurait pu en accuser encore et encore le système, de ne pas l’accepter parce qu’il le comprend trop bien, le voit "trop" entièrement en ne pouvant partager avec lui ses visions, et cette exclusion aurait abouti à une aliénation pathologique. Voir et critiquer, lucidité, voir et critiquer, lucidité, voir et critiquer, lucidité, etc. Tel un tourbillon hargneux et vengeur, et si gorgé de larmes qu’il en devient presque paisible et doucâtre par moments, l’éloignant toujours plus de la surface et nourissant au coeur son amertume. Mais la naissance de sa fille lui a donné la main. Cette attache tendre et prosaïque au Grand Système Global l’a sauvé. Sa révolte a été tempérée par l’obligation de suivre un rythme précis, ancestral, une sorte de danse ancestrale, au fil des jours, des semaines et des mois au côté de sa fille. Par exemple, je pense que s’il avait eu tout le temps de réfléchir à quelle direction prendre dans l’action parmi la multitude de possibilités que sa pensée critique lui offre en permanence, en définitive il n’aurait rien choisi, restant assis dans cette vapeur du tourbillon agréable et paralysante. D’être à côté d’un enfant sans arrêt et de n’avoir plus le temps, ou d’avoir l’impression de n’avoir plus le temps de rien faire d’autre, opère une sélection radicale dans le besoin d’agir. Une sélection qui lui permet de canaliser sa force et son intelligence dans des intentions plus précises et des objectifs plus aiguisés. De ne plus gigoter dans la complainte analytique ou l’expectative. En exergue, l’enfant lui tire la main en riant et l’amène à danser, preuve d’humilité et d’acceptation, en compagnie de paysans pour la plupart arriérés, qui eux-même tireront la sarabande vers les élus locaux, et des élus locaux à des entrepreneurs de la région, et des entrepreneurs de la région à des conseils d’administrations citadins… Et le système, certes toujours aussi pourri, d’écarter les bras et de taper dans le dos de Sylvain. Qui lui n’aura rien oublié, avec son mince sourire en coin, derrière ses lunettes en éclats d’esprit, il serrera des mains, parfaitement conscient du sens de son acte.
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Ce texte n’engage que son auteur et ne prétend en rien être exhaustif ou représentatif de quiconque. Il s’agit d’un instantané subjectif, d’une représentation parcellaire et momentanée, ayant pour but l’esquisse littéraire d’un personnage fictif autour d’une personne existante. En aucun cas ce texte n’a pour prétention ou objectif le viol de la vie privée ou la description unilatérale d’une personne existante. A considérer avec précautions, tel un tabloïde de seconde catégorie.
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