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Le défilé se poursuit, sans cesse ravivé par la musique sibylline. Les femmes déambulent doucement sur le podium, aussi longilignes et décharnées que des mentes religieuses à l’affût des regards. Elles ne sourient pas, leurs visages légèrement maquillés n’expriment rien, ils flottent au milieu des halos de tissus qui tombent en buées le long de leurs corps.
Patricia est satisfaite. « C’est un habillement mécanique, une mode informatique et informatisée, un matériau léger, virtuel, comme absent. Vous devez prendre l’apparence de robots, d’androïdes conçus uniquement pour présenter des habits. Vous devez être pleinement «objets». » Patricia est satisfaite parce que les filles ont bien compris leur rôle, et surtout parce qu’elles l’ont accepté. Ce ne doit pas être facile de devoir jouer ce qu’on se sent être en réalité. Ces filles sont des Pinocchios dont la foule admire les formes réussies. Avant d’être un défilé de modes, d’habillements extravagants, Patricia veut que son spectacle affiche pleinement, par les habits mais aussi par les mouvements des habits sur les corps, à quel point la femme est devenue le robot du sexe, à quel point la beauté sans fard, brute, est lentement remplacée par une beauté artificielle, qu’on s’applique à construire et à montrer en fonction de certaines valeurs grandiloquentes, une beauté sophistiquée, technique. Les grands yeux vides des filles qui avancent comme des somnambules sur le podium, bras ballants, longues jambes flasques, dévoilent l’identité brisée de la femme. Il y a la femme de tous les jours, celles qu’on rencontre, celles qu’on connaît, l’attendrissante, l’intrigante, celle qui vit et respire, et il y a la femme sexuelle, l’objet désiré, inatteignable pour pouvoir être désiré encore, l’inconnue sur laquelle s’accrochent tous les désirs inassouvis. Ces deux femmes sont incompatibles. Leur union est perdue quelque part entre la réalité et l’image, l’amour qu’on leur voue aussi est perdu, déchiré entre le palpable et le fantasme.
Son défilé montre cette rupture à la foule silencieuse. En pensant cela, en voyant cela, Patricia est satisfaite.

Le lendemain, la critique sera impitoyable. Ce spectacle a été un échec, « une débauche de mégalomanie mécanique et incohérente… », « un ballet immobile ou un défilé boiteux?… ». Ils n’ont rien compris.

Patricia a décidé de changer de métier. Elle disparaît, s’en va en Angola. Aider une association humanitaire.

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