33.

Dix lignes sur soi-même. Il fallait juste mettre au minimum dix lignes sur moi pour remplir ma fiche. Ce n’était pas grand-chose. Dix lignes.
Intolérable impuissance.
L’exigence pervertissait l’inspiration car soit j’y mettais une sorte de cursus proche du curriculum avec date de naissance et tout le tralala, ce qui me sembla on ne peut plus emmerdant, soit j’essayais d’être originale mais alors je n’aurait pas été sûre de satisfaire à cet impératif lapidaire noté en gras : « 10 lignes minimum sur vous pour rester ici. Vos supérieurs savent très bien déterminer si votre texte est pipo, pas la peine d’essayer. Cette idée vous a effleuré l’esprit… n’est-ce pas ? 🙂 »
Dix ligne sur MOI. Pour RESTER ICI. PIPO. Savoureuse ironie de ceux qui savent combien il est difficile d’écrire juste dix lignes sur soi ou au contraire de réussir à en écrire au moins dix, qui plus pour rester ici alors que chaque nouveau venu ne souhaite qu’une seule chose : ne pas rester ici. Ou alors l’astuce consistait à nous faire nous sentir comme si nous étions des privilégiés, afin d’épaissir le mystère, titiller cette curiosité qui nous ferait aller plus loin, et plus loin encore dans le système, grader dans les couleurs, se prendre au jeu de la hiérarchie et au sentiment des notre propre supériorité, évoluer et tisser des liens jusqu’à ce jour où on réalise, abasourdi, qu’on ne peut plus s’en passer, de ce système, que non seulement on ne peut plus s’en passer mais qu’on l’incarne.
Je me suis discrètement tassée sur mon coussinet gris et mou – sans doute qu’une caméra de sécurité invisible analysait à cet instant chacun de mes gestes, je devais tout garder à l’intérieur (mais j’étais assez entraînée à le faire). Je me construisais peut-être aussi un château en Espagne, peut-être que j’étais un cas particulier d’introduction à [p] par la force. La vision d’une file d’attente interminable le long d’un mur se perdant à l’horizon et des millions d’individus anonymes attendant uniquement qu’une porte sur [p] s’ouvre quelque part, à l’épiphanie de leurs existences vouées sinon à l’ignorance et l’inutilité.

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