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« J’aurais voulu avoir une vie spéciale. Arnaqueur de luxe, cambrioleur, espion, plombier, cuisinier, tueur à gages, fermier… C’est juste que j’aurais voulu une autre vie. Une de celles qui signifient quelque chose, quand tu réponds, on comprend tout de suite, mais moi quand je répondais « trader », on hochait de la tête sans savoir si on avait à faire à un revendeur de cocaïne ou à un siphonné de la Bourse. En vérité, c’était un peu quelque chose à mi-chemin. Mais j’étais intégré socialement, puisqu’à la Défense j’étais entouré de types comme moi. On appelle ça une société de services.
Associé à une certaine propension à la solitude, il est logique de prétendre, dans cette optique, que les aller-retour dans le métro étaient devenus « mon lieu d’expression sociale », comme on dit. Les escaliers mécaniques, les quais, les pubs géantes, les longs corridors de néons, les enchevêtrements de tubes, de câbles, de gaines surplombant les bruissements silencieux de la foule entrecoupée par le ronronnement scandé des tapis roulants, j’ai mis longtemps pour y être à l’aise. Chose normale : quand on débarque dans un bar de quartier, on n’est pas tout de suite le bienvenu. J’ai mis du temps pour être respecté par les corridors, par le Labyrinthe.
La première chose qui m’a touché en Lui, c’est son climat. Frais en été, chaud en hiver, venteux aux sorties, tiède et humide près des bouches des tunnels. Et plus tard, quand j’ai appris à connaître ses recoins secrets, je l’ai vu rempli d’eau azure, glaciale, limpide comme une grotte ouverte sous les étoiles, j’ai vu des néons briller pour personne, se perdre dans des trous sans fond, j’ai entendu la jungle des animaux qui y chuintent dans la nuit éternelle, j’ai senti des vents virer du froid au tiède à mesure que le métro approche, poussant devant lui des masses climatiques gratuites. Les hommes, les parisiens en particulier, et plus spécialement ceux qui travaillent à la Défense, sont insatisfaits du climat qui les entoure, soit trop chaud, soit trop froid. Durant leurs pendulaires passages ils remplissent des heures de leurs vies de fourmis à parler du temps, pourtant le métro est une latitude à lui tout seul, un tropique gratuit, à portée de tous, tout le temps. Mais les gens le fuient à cause de la mauvaise réputation que lui ont donné les clochards. Ils se sont en partie appropriés l’univers d’en bas, pas pour ses charmes, juste par besoin. Il faut leur pardonner, car pour beaucoup, le métro, c’est aussi leur cimetière.
Je déteste l’éloquence. C’est la deuxième cause de ma progressive admiration pour le métro. Tous les jours j’entendais des gens qui voulaient être éloquents. Des « traders » éloquents, il n’y a rien de plus triste. J’avais l’impression, mais peut-être est-ce vrai, que la France entière ne cherche qu’une seule chose en cachette : être éloquente. Alors que dans le métro, la France, elle se tait. On admire son propre silence et on s’effraie de celui des autres. On observe ses pieds ou, si on ose, son propre reflet et le reflet des autres sur le fond stroboscopique des néons défilant dans le tunnel. On peut aussi faire semblant de dormir, c’est le plus simple. L’un dans l’autre il y a un silence respectable, un silence de… mort. Calme profond de mon ombre parmi les autres ombres qui m’a mené tout droit à la question suivante : pourquoi des néons ?

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