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« Début 2006 un incident survint sur la ligne 1 de la RATP. Personne ne s’en aperçut puisque l’incident se déroula durant les grèves du mois de mars. Lors d’un voyage de routine, une rame vide se dirigeant vers sa gare de stationnement a disparu. Elle a disparu intégralement. Dix wagons de néons et d’acier ont soudain arrêté de clignoter sur le monitoring. On a cru à une panne, des équipes ont fouillé les tunnels durant deux nuits mais n’ont rien trouvé. D’un point élevé de la hiérarchie arriva alors une explication rationnelle, non dénuée d’imagination. Une défaillance du système de contrôle avait aiguillé la rame dans un autre tunnel, les grèves aidant, aucune collision n’avait été annoncée. Toutes les équipes de sécurité ont soupiré. Quelle chance.
Mais aucune défaillance n’avait été décelée et la rame n’avait été enregistrée dans aucune gare de stationnement, constituant ainsi un problème lourd de conséquences pour les hauts fonctionnaires. On relégua rapidement cet incident à un bug du système d’aiguillage. Les grèves occupaient toute l’attention, on verrait plus tard.
Plus tard, le roulement quotidien reprit et les soucis usuels s’entassèrent les uns sur les autres, et la rame disparue de la ligne 1 s’enfonça dans les archives. Excepté moi, un seul homme de la surface continua à y penser : Fulgence Q., et une seule femme, Angeline Tournier. »
« Fulgence y avait pensé en termes objectifs. A la limite, une rame vide peut disparaître de la mémoire des hommes, s’était-il dit, surtout quand ceux-ci travaillent sous le sol. Les mineurs gardent un souvenir unique de leurs descentes, même après une vie passée à se remplir les poumons de suie, l’odeur et la couleur des trous s’agglutinent pour ne devenir finalement qu’une seule vaste nuit dans la poussière et les torches. Les ouvriers de la RATP vivent de semblables nuits de labeur agglutinées les unes aux autres jusqu’à former une masse néonifère de jours de travails identiques, et dans cette masse une rame entière peut facilement s’engouffrer et disparaître sans laisser la moindre trace. Les souvenirs, on les garde pour dehors, pour la lumière. Les techniciens et ingénieurs quant à eux, rien ne pouvait leur permettre de se souvenir : si la machine a oublié, ils oublieront eux aussi. Donc une rame vide peut disparaître de la mémoire, mais une rame vide ne peut disparaître du réseau souterrain. Fulgence a analysé les cartes. Chaque recoin y est répertorié, chaque ancienne voie annotée d’une date, chaque tronçon bouché dessiné en pointillé. Et tout comme moi avant lui il en est arrivé à une conclusion très simple : il y a suffisamment d’espaces abandonnés dans ce réseau pour cacher une rame entière, à condition de rétablir d’anciens aiguillages, d‘exploser quelques obstructions. La rame de la ligne 1 est toujours là quelque part, reste à savoir où et surtout pourquoi ils l’ont fait disparaître. La réponse à cette question nécessitait que je rentre à nouveau dans le système, que je retourne à la surface : j’avais besoin des outils de recherche de la RATP. C’est ainsi que j’ai commencé à surveiller la responsable des ressources humaines du métro parisien, Angeline Tournier, et par elle que j’ai découvert Fulgence Q. »

La caméra attend la suite, le grincement des vannes d’épuration des eaux la laisse indifférente.

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