Leonard Cohen dans le train

En rentrant de Bâle j’ai croisé Leonard Cohen dans le train. Une de ces journées ecclésiastiques où je repère une succession de détails sous forme de messages à transcrire et interpéter. D’abord cette jeune femme aux cernes immenses et brunâtres qui m’a longuement fixé lorsque je me suis assis en face d’elle. Le titre de son livre : "Lexique de l’Esotérisme". Et puis le soleil brillait trop fort comme il sait le faire certains jours de printemps qui ressemblent encore à l’hiver, conférant trop d’éclat et de reflets aux objets, la réalité paraît m’hurler aux yeux. Puis elle est sortie du train régional en secouant la tête et rigolant et a été remplacée par un yorkshire terrier dont les maîtres, un vieux couple moche et sans enfant, sentaient la naphtaline. Après quelques minutes leur chien s’est mis à lentement grogner dans ma direction. Ses maîtres au dédain aussi flasque que leurs joues reniflaient de contentement; ou alors ils pouffaient. Et cet être indéfinissable aux longs cheveux gris, sales, enfoncé dans un blouson comme humide de larmes sur le quai de Bienne, elle reniflait, peut-être qu’elle avait pleuré toute la nuit et toute cette matinée avant de se trouver plantée devant moi sur ce quai aveuglant de lumière comme si elle m’avait attendu, cette chose avait l’air de me fixer aussi de derrière ses lunettes de soleil sauf qu’elle ne pouvait voir que son reflet de l’autre côté de la vitre teintée. Comme elle avait l’air triste et inutile dans cette ville aux immeubles fades. Elle aurait aussi bien pu mourir l’instant d’après, j’en aurais été soulagé. Ces éléments devaient se combiner, posséder un sens particulier, ils tentaient de me révéler quelque chose alors que j’observais le défilement des vignes neuchâteloises derrière la vitre teintée du wagon restaurant, doublement protégé par mes lunettes de soleil. Lorsque je l’ai vu. Il me fixait aussi depuis l’autre bout du restaurant. Il portait aussi des lunettes de soleil. D’abord j’ai eu un doute. J’ai vu la dernière fois Leonard Cohen dans un documentaire où il faisait le moine bouddhiste à Los Angeles, il y a quelques années. Il me semble qu’il était plus vieux que ce type. Protégé par mes lunettes j’ai détourné la tête pour faire semblant de regarder dehors alors que je le scrutais attentivement. Ce long visage marqué, ce nez incomparable, l’arc fragile des sourcils, les joues émaciées, la coupe de cheveux… Il se teignait sans doute les cheveux. L’Afro-américaine qui l’accompagnait était grosse et solide, compagne imperturbable qui devait convenir au fil fragile de sa vie. Lui le tombeur de femmes, nul doute qu’il avait trouvé en elle un repos de fin de vie. Quel âge pouvait-il avoir ? 70 ans peut-être… Mais que faisait-il en Suisse ? A vrai dire aucune autre question logique ne me traversait l’esprit, tétanisé, gorge sèche, et j’ai été magnétisé, lentement obligé de lui rendre son regard droit dans les lunettes, comme un duel de lunettes solaires dont le sens m’échappait complètement. Je m’apprêtais à faire une chose aussi débile que d’aller lui demander un autographe juste pour casser cette attention oppressante qu’il me portait, lorsque sa compagne lui a gentiment tapoté sur l’épaule pour lui signifier qu’ils s’en allaient. Soulagement impossible à mesurer. Et puis elle s’est mise devant lui, lui a pris la main pour la poser sur son épaule et ainsi ils ont traversé le wagon entre les tables, Leonard trottinant derrière elle accroché d’une main à son épaule, des petits pas d’aveugle pour éviter de s’égarer dans le noir absolu. J’ai grincé des dents en contemplant à nouveau le paysage qui redémarrait. Je l’ai eu mon signe cabalistique d’ombres et de lumières. La réalité hurle parfois moins que le silence.

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