Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : S. | L’acharnement

Tout est si vite détruit. Je marche dans la ville et je croise des visages qui meurent tout de suite. Mais je m’en moque et j’observe un instant les feuillages emprisonnés dans des parcs. Et puis j’admire les barrières de ces parcs construites par nous, j’appuie chaque pas sur ces passages piétons qu’on a prévu et j’admire les lignes de la ville qu’on a dessiné. On a tant fait. On a sculpté des immeubles, bâti des avenues, on a pensé aux lignes de bus et on s’est dit que là un peu de verdure serait nécessaire. Puis on a mis un restaurant à cet angle le temps de quelques décennies et un autre là -bas la décennie suivante; et puis ces vieux immeuble du début du XIXème ont été une fois rénové, et ces autres là -bas au sommet de la colline ont été réaménagés. Ils ont réfléchi à l’existant et rebâti continuellement par-dessus et dedans et à côté: je marche le long de rues pensées par nous. Mes petites habitudes ont été pensées par l’organigramme historique de la ville. Là où on s’entasse les uns sur les autres on a réfléchi à cet entassement pour qu’il soit agréable, pour qu’il soit vivant. Et que lorsque je marche moi avec ma petite vie et mes petits soucis je puisse ressentir toute la pensée humaine et profonde à l’origine de mon propre passage. Il n’y a pas un seul instant de ma vie qui ne soit déjà dessiné depuis longtemps. Je ne l’ai pas dessiné, personne ne l’a dessiné: l’ensemble mouvant et précis des êtres s’entrechoquant fait qu’en ce moment je pense ceci et traverse cela. Pendant que je marche vers la gare de mon départ quotidien je suis saisi par le vide vertigineux de tout ce qu’on a bâti. Dans cette rue je ne suis qu’un passage pendulaire, saisonnier, transitoire et humain, mais cette rue elle-même n’est que temporaire, et le parc qu’on a préparé, et la ville qu’on a tissé autour de ces axes eux-mêmes calculés autour d’ancestraux noeuds urbains, et les arbres qui ont poussé durant tant de décennies, prévues par nous pour qu’une avenue soit belle, et que maintenant la somme de tous ces clochers et ces buttes et ces ruelles et ces arc-boutants et ces pavés délavés grimpant vers d’étroites places si charmantes le soir venu, que maintenant je puisse entre deux pensées inutiles m’y reposer. Ainsi il en va de tout ce qui est construit et pensé comme de mes propres idées. J’ai tissé avec eux une toile sur laquelle je gesticule comme une mouche.

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