Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : V. | Raconter des histoires

Il y a trop de paroles inutiles autour du simple fait d’écrire. "En fait avec ton pseudo blog tu cherches surtout à te faire le plus possible remarquer et d’ailleurs le titre est parlant: Manifestations inconnues d’un écrivain. Non ça devrait plutôt être: Manifestations d’un écrivain inconnu." Il m’a lancé cela, torve de derrière ses lunettes de soleil, Gérard, connard journaliste à l’Hebdo, alors que la foule du samedi matin empuantissait la rue de crème solaire. Gérard parle seulement quand il sait qu’il a raison. J’ai eu un relent digestif mauvais accompagné d’une envie de péter bruyante, sentant sous le T-shirt mon bourrelet de graisse transpirer plus que nécessaire. Accrochée à son bras, sa blonde lasciforme m’observait comme si j’avais été un sapin, sans rien de spécial, juste un sapin planté dans une forêt. "Hé David… Tu ne vas quand même pas me mentionner dans ton blog hein? Remarque, ça pourrait remonter un peu ta côte de popularité faite essentiellement j’imagine de visiteurs atterris par hasard? N’oublie pas alors de mentionner mon nom aussi!" Cette complainte permanente dans la voix des petits enfants; juste une longue et rauque complainte que je ne comprends pas, qui n’a aucun sens ou tous les sens que je veux bien lui attribuer, les gesticulations chaotiques d’un enfant qui fait sa crise et ne provoque aucune compassion, juste l’envie de le soulever par les cheveux et de le lâcher par la fenêtre, voilà dans une moindre mesure à quoi me font penser les lèvres de la bouche de Gérard m’adressant la parole. J’avais envie de lui découper le visage avec autant de soin qu’un ivrogne déposant sa bouteille vide au coin de la rue. D’un côté ma fille qui pleurnichait en tirant la gueule, de l’autre côté mon fils qui beuglait, mais je n’entendais que les yeux plissés et pétillants de Gérard qui ajoutait: "Tu sais bien. On se prend beaucoup trop la tête autour de notre existence, on cherche à faire mieux, on se sent moins bien que lui, pas assez bien que l’autre, trop ceci, trop cela, on finit par devenir une interminable complainte." Il balaya les pleurs de mes enfants du regard. "Une complainte de plus au milieu de tant d’autres, c’est ce qu’il y a de plus lâche et de plus facile. Surtout de plus facile. C’est mouillé, mou, lourdaud, faible. Etre journaliste et aller chercher de l’info intéressante pour en faire un blog, je trouve ça nettement plus courageux, vivant, guerrier quoi!" Sur ce dernier mot il avait presque tapé du pied parterre, levé à moitié le bras auquel était suspendu l’amorphe blonde. Derrière mes lunettes de soleil j’ai été un peu surpris: Gérard était vraiment en colère contre moi. Au moins il ne jouait pas la comédie, plus d’ironie, aucune hypocrisie. Gérard détestait me voir ramollir, gémir en silence dans mon coin, m’appâtir sous le rouleau du quotidien. Poussant un peu sa blonde vers l’étal d’un boucher, il bouscula presque le petit pour s’approcher encore de moi: "Ce qu’il faut c’est écrire des histoires, David, des his-toires." Gérard était complètement ivre. "Tu sais ce que font la plupart des gens qui savent écrire mais qui ne savent PAS écrire? Je vais te dire moi, parce qu’il y en a plein les rédacs’, et plein les blogs: ils se posent des questions pseudo-philosophiques, il se demandent pourquoi les mots font ci, pourquoi les mots ne font pas cela, pourquoi leur vie n’est pas comme cela et pourquoi elle est autant ceci, et la littérature et le dernier roman de et celui-ci est mieux que et gnagnagna…  En réalité David, en réalité ils roucoulent des inanités verbeuses, pour les faire rimer entre elles parce qu’elles ne riment à rien, ils remplissent des pages inutiles comme pour préparer une histoire que leur imagination faiblarde ne saura jamais inventer. Tu me déçois David, tu me déçois beaucoup!" Remballant sa blonde il a aussitôt tracé une ligne louche dans la foule. Je suis rentré avec les enfants hurlant qu’ils avaient faim, avec l’envie de frapper ma femme, péniblement refoulée grâce à la perspective brillante de m’enivrer à la nuit tombée, savoureuse automutilation. Salopard. Juste raconter des histoires hein?

 

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