Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : W. | Le couple maudit

Jusqu’à trente ans j’ai bien aimé jouer à l’artiste maudit. Et dire que j’y ai vraiment cru, surtout au temps où je sortais avec Sylvia. Maintenant que je suis sur le point de devenir bedonnant et gras, assis sur le balcon et sous les hurlements agaçants des hirondelles, maintenant que chaque matin au réveil j’ai le dos coincé et la vessie douloureuse pour je ne sais trop quelle psychosomatique raison, maintenant que moi d’un naturel si calme – je parle d’un "naturel" datant d’avant mes enfants et surtout d’avant ma rencontre avec Alexandra – j’en viens à crier pour un rien sur elle et même sur les enfants, et même à la battre, moi le totem des diplomates frapper une femme, maintenant que je suis devenu un frustré avant l’âge ne pouvant assouvir ses besoins sexuels qu’avec des putes ou à la main, maintenant seulement je me rends compte que je n’ai jamais été destiné à vivre une vie d’artiste maudit, mais une vie de couple maudit. Pourquoi ne puis-je avoir une vie de couple normale? Sortir de temps à autres, entretenir un vie sociale, avoir, comme on le dit si joliment, un tissu de relations variées, pouvoir laisser les enfants à la maison avec un ami, et en toute tranquillité sortir main dans la main pour une belle nuit étoilée… Mais non j’ai une vie de papa et maman de jour permanents. Que je me sois changé en esclave… Je sais très bien qu’avoir des enfants représente un immense changement dans une vie. Oui un immense changement je suis d’accord, mais pas ça, pas cette existence de soumissions en soumissions entrecalées de disputes mornes et cyniques, de coups d’oeil froid, d’un couple de frère et soeur qui ne se supportent que par respect pour un idéal familial devenu pervers, gesticulant comme un clown la comédie d’un bonheur s’enfuyant toujours plus loin. Je sais très bien que je n’arrive pas à exprimer ma frustration aussi intensément que je la ressens, mais je me rappelle aussi et surtout d’une chose: non la vie avec les enfants, la vie de famille, la vie de couple, ce n’est pas seulement cet absurde décompte du temps jusqu’au soir venu où on s’affale, pathétique, soupirant, avant d’aller se coucher pour une autre mauvaise nuit, de laquelle je sortirai poisseux et courbaturé, non la vie de couple, la vie de famille, c’est aussi le rire et la liberté, l’amour, le sexe, la joie de vivre. Ma fille pète tout le temps et a l’estomac gros comme un ballon, et je soupçonne qu’elle entretient dans cet estomac distendu toute la tension permanente où son père se sent vivre, d’obligation en obligation et de culpabilité en culpabilité, répliquant à sa femme qui répète: on doit être un team, on doit être un team, oui mais un team pour une vie organisée par elle et dans l’unique but de servir le bonheur des enfants? Elle ne comprendra jamais que le bonheur des enfants passe avant tout par le bonheur des parents dans leur vie de couple. Et moi je la suis passivement dans son système de sacrifice total, de don total de soi, qui est bien sûr une fuite doublée de l’illusion qu’en donnant tout de soi-même ça ne peut que bien marcher, ça compensera tout le reste qui ne va pas, et moi je la suis passivement parce que je n’ai pas envie de lâcher mes enfants. J’ai mal à la peau, mal à mon corps, je me suis créé mon propre enfer en espérant que je pourrai mettre ma vie de couple, lamentable, de côté pour mes enfants; mais petit à petit je réalise que oui vraiment c’est encore pire que de divorcer et d’offrir mes propres enfants à l’autre père qui une fois prendra ma place. Je pense que la vraie solution consisterait à kidnapper mes propres enfants, à partir loin avec eux et laisser ma femme seule durant un an pour qu’elle reprenne place au coeur de sa propre existence, qu’elle retrouve une base, un fondement pour sa vie au-dehors de ses propres enfants. Mais je ricane car c’est n’importe quoi, car je sais bien que c’est impossible, que cette image du kidnapping démontre jusqu’à quel point elle vit soudée à l’existence de ses enfants, et que pour lui permettre de ne plus vivre aliénée par eux il faudrait simplement les tuer. Ce que je ne me sens pas encore prêt à faire: mon travail et ma vie de pendulaire apaisent encore un peu cette déchirure vidant mon coeur jour après jour. Et je serai sans doute le premier à crever de cette tension de vie impossible à résoudre autrement que par la disparition brutale.

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