Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : Charlotte

J’ai été forcé par l’Administration cantonale des impôts à me rendre à la Poste : un détour insupportable sur mon chemin habituel vers la gare. Derrière la guichetière hypermaquillée et flasque comme un veau qui me toisait depuis l’abri de sa vitre blindée, j’ai remarqué une jeune femme longiligne et malingre. Elle était tournée vers une immense pile de cartons et je n’ai pas compris tout de suite ce qu’elle faisait. J’ai d’abord cru qu’elle pleurait parce que ses épaules tressautaient. J’en ai presque oublié l’avis de saisie que la grosse m’a tendu en ricanant. Toute maigrichonne perdue parmi ces immenses cartons, ces montagnes de travail, ces mollets si pâles et si fins sous une robe grise et rêche pendant lourdement comme ces habits qu’on récupère dans les remises, et cette chemise d’un violet étonnant, bouffante vers le bas et serrée sur la nuque ployée, un cou à tenir dans une main d’homme, surplombé d’un chignon maladroit tout droit sorti d’un secrétariat de commis dans un film américain des années trentes. C’est l’étrange palpitation saccadée de son dos qui m’a fait penser à un vieux film, et la montagne des paquets et la poussière et cette lumière matinale qui descendait de nulle part dans le fond des stocks. Quelqu’un l’a appelée et cette secousse a immédiatement cessé, elle s’est un peu tournée. Son visage doux, lumineux, empêché par d’immenses lunettes, la vingtaine. Dans une main elle tenait un vieux tampon encreur, encore en bois, elle a souri à ce qu’avait hurlé la voix jaillie du fond des stocks: "PLUS VITE!". Puis son visage s’est fermé, durci comme un colonel en 14, d’une seconde à l’autre elle ne fut plus ce profil capable d’exprimer le rêve, une autre vie qui poinçonne des lilas et fait des films des années trentes et conduit des décapotables et virvolte entre les jours, jonglant avec les talents, capable de tout en fait, littéralement de cueillir le monde entre ses doigts, elle redevint une jeune apprentie déjà trop aigrie et ses épaules se sont remises à tressauter à toute vitesse. En fait elle tamponnait des enveloppes. En sortant sous la pluie vexante de ce mois de juillet, je n’ai pas compris pourquoi je pensais à Charlotte. Elle si souriante, si ouverte, si intelligente et si talentueuse dans tout ce qu’elle entreprend; peut-être y a-t-il ce durcissement en elle, comme un échappatoire, cette dureté pour échapper à la vie, et qui la change en épreuve. Elle lui tourne le dos pour sangloter. Ou oublier en tamponnant des enveloppes à toute vitesse.


Ce texte n’engage que son auteur et ne prétend en rien être exhaustif ou représentatif de quiconque. Il s’agit d’un instantané subjectif, d’une représentation parcellaire et momentanée, ayant pour but l’esquisse littéraire d’un personnage fictif autour d’une personne existante. En aucun cas ce texte n’a pour prétention ou objectif le viol de la vie privée ou la description unilatérale d’une personne existante. A considérer avec précautions, tel un tabloïde de seconde catégorie.

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