Morale

Je ne veux pas gratuitement inverser le propos de la morale en prétendant tout de go que la drogue dévoilerait la réalité universelle alors que le monde sobre d’adultes que nous livre continuellement le quotidien incarnerait la plus béatifique des illusions, mais j’aimerais d’abord exprimer l’importance des autres, de tout cet univers d’êtres gravitant autour de nous et qu’on ne peut pas à priori appeler “soi-même”, afin de mieux cerner l’illusion sociale de la personnalité, l’articulation de la drogue entre la personnalité et la réalité des autres, et en conséquence la notion même de réalité.
En ce sens, l’existentialisme a soi-disant lancé l’étude de l’autre et du soi; en réalité, cette étude avait commencé bien plus tôt, lorsqu’Oblomov, l’aboulique Oblomov végétant sa vie entière dans son lit, faisait des autres, les autres considérés comme ceux-là pénétrant sa chambre, le cercle intime tracé autour de son identité, le théâtre des êtres offerts à sa seule identité, ainsi se définissait-il, ainsi se créait-il dans son inaction au milieu de l’activité et des mouvements incessants des autres : l’altérité se meut autour d’Oblomov, qui devient par suite, et c’est là l’essence de sa personnalité, le témoin nécéssairement immobile de ce mouvement. On voit là déjà , au milieu du romantisme du 19ème, une excellente définition de l’être et du soi, un Gontcharov se moquant déjà de tout “existentialisme” avec le droit du précurseur : “Je reste, les autres bougent, je suis donc celui qui reste, et celui qui resterait plus que moi, serait, dans cette paralysie surhumaine face aux autres, inhumaine puisque plus que moi, serait mort, et donc ne serait plus, et donc ne serait plus autre.”
L’altérité cesserait donc avec la mort, cependant voilà une définition autour de l’inconnu qui en fait une définition bien étrange, bien mystérieuse, et à vrai dire bien trop maléable : déplacant le mystère de l’autre dans le vaste océan de la mort, nous basculerions à la suite de Kierkegaard dans la quête d’une identité religieuse, le soi définit alors face à l’absolu, à Dieu. C’est pourquoi il serait utile de rabaisser le thème de la mort au thème que cette barrière infranchissable symbolise par excellence : la différence, l’indéfinssable et subtile étrangeté que la différence laisse se dévoiler comme par inadvertance entre deux êtres. Dos Passos, à travers, si on ose le prétendre, le personnage principal de Manhattan Transfer, Eileen, avouerait que toutes les destinées indépendantes qu’il eut pu décrire, avec tous leurs chemins qui veulent se tracer à la recherche d’une liberté fondamentale, au milieu de tous ces lacis de vie s’entrecroisant autour d’elle, Eileen ne reconnaît véritablement sa différence que lorsque l’amour, que ce soit la passion fusionnelle ( Stan ) ou l’admiration ( Baldwin ) ou des circonstances fusionnelles ( Jimmy ), la pousse dans les bras d’un homme. Alors seulement elle peut reconnaître son identité, car cet homme représente l’autre tracé de vie auquel elle ne pourra jamais adhérer complètement, quel que soit la force de son amour, elle réalise qu’elle sera toujours contrainte de s’abandonner à sa différence, et l’amour plongeant ainsi dans l’essence même de cette différence la laissera toujours seule. De son côté, l’écrivain Jimmy choisit de définir son identité comme un suicide social, refusant toute relation, repoussant même ses amis, trouvant le bonheur d’être tel qu’il est dans un chemin matinal et lumineux vers l’inconnu. Délaissant sa femme, son fils, il s’approprie la différence des autres comme son propre espace de liberté, et cette liberté lui permet de tout abandonner, son passé, son amour, toute sa vie appartiennent dès lors aux autres, il offre sa vie aux autres, ce qui lui permet de voir son passé comme on observerait un inconnu et d’être libre. Libre oui, mais libre à l’intérieur d’une indispensable solitude.

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