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On nous apporta une sorte de porridge. Malgré l’odeur infecte de carton mouillé, nos estomacs gargouillèrent. Le moine referma la porte derrière lui, il tira le verrou, car la nuit tombait.
“Je sais. Mais cette adolescence est révolue. On est entré dans l’ère de la sagesse de l’Homme.”
“Oui. Il n’y a qu’à les entendre hurler chaque nuit, tes sages.”
Cette lueur de sarcasme dans les yeux d’Igor était ce que j’avais rencontré de plus humain depuis des mois. Que ma quête se termina en Suisse, en aval d’une ville somme toute peu significative, Lausanne, alors que j’étais parti de Compostelle et que mon voyage m’avait vu traverser les métropoles les plus démesurées de ce monde, voilà une ironie écrasante, à laquelle je ne m’attendais pas. Quelque part dans le dédale des corridors, résonna le couinement affreux d’un homme dans sa cellule.
Sa vie d’enfermé de l’avant-garde, Igor la devait plus à l’obligation de travailler qu’à un choix éthique. Je suppose que cette isolation naquit d’un caractère solitaire doublé d’un métier dépourvu de contact humain. Il n’aimait pas les autres. Pour être plus exact, les autres lui étaient complètement indifférents, ce qui est plus radical, dans un sens. Il avait peur du contact physique. De ce fait, les quelques relations qu’il entretenait étaient virtuelles, via des salons de discussion, l’échange de courriel, et à une époque un blog discret dont j’ai retrouvé la trace dans quelques archives. Mais il n’était ni bavard ni persévérant, et les gens se lassaient vite de son inaction. En dehors des lignes de code qui occupaient la plus grande partie de ses journées et de ses nuits, il surfait, téléchargeait des films, et jouait en ligne. C’est par le jeu que j’ai réussi à retrouver sa trace. Parce qu’il gagnait souvent. Il jouait à tout, aussi bien aux échecs qu’aux jeux de stratégie, aux jeux sociaux ou de pure action. Son blog ne parlait que de cela, des tactiques de jeu, des astuces et des tricheries les plus efficaces.
Igor mollissait, blafard, silencieux, muet ; seuls son clavier et ses manettes de jeu cliquetaient à toute vitesse durant les nuits. Il dormait au travail, sur un canapé disposé dans un coin de son bureau à sa demande. Son patron, riche héritier plus occupé à trouver des clients dans ses voyages et à parler investissements avec ses banquiers, accédait à toutes ses demandes. Normal, Igor, son unique employé fixe, ne pouvait pas être remplacé, il faisait tout, connaissait tout et se moquait pas mal du concept d’augmentation salariale. Ses seuls caprices tournaient autour de l’achat de matériel dernier cri, plus puissant, plus véloce et de gadgets à l’utilité plus qu’incompréhensible.

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