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Il ne faisait pas que dormir, sur son canapé. Il y mangeait et régulièrement y accueillait une ou deux prostituées. Mais il ne les touchait pas, il les filmait et plus tard se donnait du plaisir seul devant ses vidéos amateurs. J’en ai aussi trouvé quelques unes sur Internet : Igor les distribuait de bon cœur, ses petites putes maladroitement filmées. Tout comme ses rares sorties au cinéma qui aboutissaient souvent à la mise en ligne de vidéos tournées en cachette dans les salles obscures. Igor tirait une certaine satisfaction de cette gloire discrète et anonyme via le web, lorsque par hasard il tombait sur un réseau d’échanges peer-to-peer diffusant ses vidéos. Souvent aussi, il tapait son surnom sur Google, et souriait malicieusement devant la liste des sites référençant ses interventions, que ce fut ses résultats mirobolants à certains jeux, ses réponses à des informaticiens sur des forums de discussion ou l’empreinte digitale de sa présence dans les titres de certaines vidéos.
Igor buvait du Coca et mangeait uniquement des fast-foods livrés au bureau. Sa silhouette grasse, les couches rebondies de son ventre sous l’éternel T-shirt gris et trop large, ne se remarquaient pas les rares fois où il daignait allumer sa caméra en ligne. Au contraire, on n’apercevait que son visage étonnamment mince, fluet pourrais-je dire, et ses yeux bleus presque transparents, une bouche fine aux commissures graves, un nez droit, et cette absence d’expression si intimidante, accentuée par la pâleur bleutée de son visage immobile devant les écrans. Il portait une coupe de cheveux en brushing, légèrement hirsute, comme entretenue par un hippie reconverti à l’importation de cocaïne.
“Je n’aimais pas spécialement me savoir gros, faut pas se leurrer. De quelque façon que ce soit, je ne supportais pas d’entretenir les statistiques. J’aurais souhaité être totalement invisible et inclassable. Un point d’interrogation, une absence sociale. Faire partie de la moyenne à tous les tests. A chaque fois que je tombais sur des chiffres montrant la part grandissante de la population souffrant d’un problème de surpoids, je montais sur le vélo d’appartement que je m’étais fait livré par le boss et je pédalais durant une heure. Ça puait les frites et la pizza. Mais le système de climatisation et les baies de serveurs et de routeurs me rassuraient : ces choses-là ne se souciaient ni de mon odeur ni de mon poids. Je me douchais en utilisant le grand lavabo. A cause de l’inévitable flaque inondant les toilettes, la femme de ménage chaque semaine lorgnait sur moi méchamment, à travers la vitre blindée. J’aurais bien aimé la noyer dans une poubelle remplie de restes de fast-food, mais elle était l’autre être indispensable au boss, polissant son bureau aussi aseptisé après qu’avant, puisqu’il n’y était pratiquement jamais.”

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