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Il n’a pas réussi à se déplacer pour saisir son briquet, alors que la nuit tombait. Son apparence de squelette détonnait avec les rares photos de lui que j’avais dénichées sur Internet. Pour la première fois depuis quelques jours, il me vint à l’esprit qu’Igor était en train de mourir. Là , dans ce monastère improvisé, au-dessus des nuages, en dehors de tout. Parfois les détours de l’existence ressemblent à des virages en U pris à trop grande vitesse. Lui avait taillé tout droit, sans se soucier des virages.
“Quand avez-vous décidé que le meilleur moyen de survivre était de ne définitivement plus sortir ?”
Je lui ai tendu son briquet et péniblement il a allumé une à une les bougies du chandelier disposé sur la table de nuit. Il n’avait pas touché à son porridge.
“Ça n’est pas venu comme ça, d’un jour à l’autre. Pas d’illumination, pas de révélation. Non, je m’enfonçais plutôt dans un certain système, un système détaché des contraintes de l’espace et donc, un peu plus tard, des contraintes de temps. Je ne veux pas dire que je n’ai pas vécu de transformation. J’allais vers quelque chose d’inédit, de nouveau, une façon de vivre différente, et ça je m’en rendais bien compte. C’est donc venu à la longue, avec l’habitude. L’habitude, exactement, c’est l’habitude qui a tout fait.”
Il s’est tu, longtemps, trop longtemps. Ne le distinguant plus sur son lit avalé par l’obscurité, j’ai cru qu’il s’était assoupi. Ou éteint… Mais il méditait :
“Un peu comme lorsqu’on tombe amoureux…”
“Tomber amoureux… par habitude ?”
“L’expression donne une fausse image. Car il s’agit d’une longue chute. Et c’est lorsque le vent siffle aux oreilles que l’amour se fait sentir, sinon on pourrait presque l’oublier.”
“Je n’ai personnellement…”
“Elle avait été engagée par le boss à la fin de l’automne, en novembre 2005 je crois. Je venais tout juste de commencer mon blog sur les solutions de l’immobilité. Elle portait une jupe noire qui lui arrivait à mi-mollets, des bottines et des bas noirs. Une chemisette serrée à la taille, beige avec des incrustations de brillants. Elle me sembla vulgaire et déplacée dans cet univers de métal poli, de béton et de lino gris. Et pourtant… pourtant elle était là , derrière la vitre blindée. Pour accéder à ma salle de travail il fallait un code que j’étais seul à détenir. En moins d’une semaine elle avait réussi à rentrer, à force de grimaces un peu débiles et de sourires mignons derrière la vitre. Je me souviens de son sourire si blanc sur son visage si noir. Elle venait du Sénégal je crois. Oui c’est bien ça, sa famille était repartie là -bas récemment et elle se retrouvait seule en Suisse. Lausanne l’ennuyait. Toute la Suisse l’ennuyait. Mais dans ce sourire si blanc il y avait bien l’éclat d’un autre monde, d’un ailleurs inimaginable, d’un vaste éclat de joie autour de la planète. Des déserts, des plaines brunies par un soleil gros comme le ciel, de fleuves immenses aux noms exotiques. Elle me fit entrevoir la possibilité du mouvement, bien qu’à cette époque j’avais déjà presque oublié que la Terre put être autre chose qu’un réseau de connexions à haut débit ; elle a réussi cet exploit. L’idée du mouvement. Avec quelques sourires. En moins d’une semaine.”

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