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Une autre fuite était possible… Car il faut voir la vérité en face, ma vie de reclus dans l’informatique n’était pas autre chose qu’une fuite devant la réalité. Mais une autre fuite était possible. Masha me le montrait dans ses yeux de sable blanc lavé par l’océan, son sourire qui se faisait tout seul sur son visage, comme si j’avais été la plus belle chose qui lui eut été donné de voir depuis sa naissance sous un ciel divaguant d’infinité au milieu des déserts de Tagan. Moi l’hippopotame plongé dans une boue de câbles RJ-45, à la cornée rougie par les heures et les nuits passées devant quatre écrans LCD inextinguibles et mes restes de pizza collés à un hamburger séché.
Le boss l’avait engagée pour faire les relations humaines à sa place, encore un truc dont il voulait se défaire. Mais il avait eu raison : elle le faisait certainement mieux que lui. Quand au milieu des chiffres et des arguments vous arrivez à divertir les clients par la vision de longues jambes gracieusement croisées, le contrat est à moitié signé. Masha n’en ratait pas un et moi à l’autre bout de la chaîne de production, ça me faisait beaucoup de travail en plus. Remarque, je n’étais plus à quelques heures près.
Les mots étaient tout ce à quoi tenaient les relations tissées sur le Web. On a beau dire, même à cette époque d’explosion du “multimédia” comme ils disaient, ce joli fourre-tout pour technophile endimanché, cette expression branchée aux contours aussi flous qu’un océan d’inepties, les mots restaient toujours l’essence de toute rencontre via le Web. Hé quoi, on avait les caméras, la voix, une multitude de programmes gadgets vous annonçant laquelle de vos connaissances est en ligne comme vous, mais dans le fond lorsqu’il s’agissait d’échanger, de rencontrer, de découvrir, il n y’ avait pas autre chose que le texte agrémenté de quelques photos. L’emphase faite à la technique se résumait derrière tout ça à son aspect le plus élémentaire : des mots. Mais ce qu’une rencontre résume en un regard, les mots mettent l’éternité à le contourner.
En voyant Masha chaque matin, quand elle tapotait sur la vitre blindée pour que je la laisse entrer avec nos cafés et deux croissants, j’avais vraiment envie de tout éteindre. Ça paraît incroyable n’est-ce pas, tout éteindre. Tu te rends compte ? Off sur chacune des bécanes, les écrans, noirs, les connexions, coupées, les tours, muettes. Unplug, qu’ils disaient. Evidemment, je ne suis jamais passé à l’acte, mais c’est juste pour prendre la mesure de cette autre échappatoire qu’elle m’offrait par sa seule présence.

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