page 8

Elle fondait sous la langue comme un dessert velouté et moi je pensais qu’elle m’était acquise, que nous nous lancerions ensemble dans d’intrépides voyages, nous parcourrions le monde à la recherche du plus exotique des bonheurs ; j’avais 22 ans et je rêvais comme une gamine de 15 ans. C’est normal, jamais aucune femme n’avait daigné m’offrir ne serait-ce qu’un sourire, sauf peut-être ma mère dans un moment de relâchement entre deux mecs. Mais j’occultais un petit problème : notre relation existait presque seulement par le tchat. Quand on se voyait au boulot, on ne se disait plus grand-chose, parce que tout avait déjà été dit la veille par le Web. Tout et même trop. Nous étions complices et en même temps nous travaillions ensemble, c’était gênant. On se connaissait totalement et en même temps, on s’effleurait à peine du regard. Mes bourrelets de graisse pesaient lourds dans cette balance quotidienne, comme par miracle ils disparaissaient le soir venu quand je la voyais arriver dans ma fenêtre de tchat. J’étais un autre homme, sans plus d’existence physique, il n’y avait que mes mots et je me berçais dans l’illusion qu’ils résumaient la quintessence de mon être, que Masha voyait en eux qui j’étais vraiment et non l’hippopotame bourru de ses journées de travail. Mais je me trompais. J’étais aussi le lourdingue technomaniaque nourri aux pizzas et respirant non-stop un air parfaitement artificiel. Je maintenais une illusion d’amour tout aussi artificielle ; techno-romantique post-révolution informatique, ça ne m’a jamais fait rire.
Je peux dire pourtant que Masha a essayé d’être aussi douce et aussi neutre que possible pour me le faire comprendre. Elle avait même essayé de m’introduire dans sa nouvelle relation en l’invitant dans notre tchat room privée. Un soir, j’ai vu ce surnom bizarre débarquer au milieu d’une discussion un peu nerveuse : phoenix. Elle avait finalement trouvé son phoenix. Quand je l’ai vu engager la discussion avec moi, assez jovial je dois avouer, j’ai immédiatement déconnecté. Quelques jours plus tard, je l’ai même vu s’incarner sous la forme d’un costard cravate à côté d’une Mini design stationnée à l’entrée, de l’autre côté de la rue. Ce geste qu’elle fit en passant le bras autour de son cou et pliant légèrement la jambe, ce maudit geste me vit vaciller entre les serveurs. On ne se débarrasse pas si aisément du poids du corps. Ce soir-là , j’ai vraiment bien mangé et le lendemain la femme de ménage a du essuyer pas mal de dégueulis en me vouant aux enfers.
Je ne suis plus retourné dans notre salon de discussion privé, mais je l’ai laissée entrer et m’amener encore son croissant du matin. Les rares fois où je croisais son regard plissé et son sourire en coin j’avais l’impression que tout ce qu’elle cherchait à faire était m’engraisser. Après un temps, je ne l’ai plus laissée entrer, je faisais un vague signe de la main disant que j’étais trop occupé. Masha a bien compris, avec les semaines elle tapotait toujours sur la vitre blindée en passant, sa manière à elle de me lancer une petite pensée distraite, et en face des clients elle restait toujours aussi professionnelle et polie, me permettant de vaquer à mes rêveries. Et c’est vrai qu’à cette époque je rêvassais beaucoup, je devenais très occupé. J’étais occupé à la réinventer.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Calcul *Captcha loading…