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Je m’appelais Nour. J’avais longtemps hésité entre Nour et Noura, mais l’androgynie du premier servait mieux mes desseins, aussi absconses que ceux-ci me parussent de prime abord. Rentrer dans un salon de discussion avec un surnom tel que Nour me donnait l’avantage d’une ambiguïté immédiate dont je me délectais le temps de devenir une femme plus complète. Cela adoucissait cette étrange mutation qui consistait à écrire et réagir “comme une femme”, avec mes gros doigts boudinés d’homme vengeur. J’étais malheureux de ne pas exister, sexuellement parlant, cependant il était amusant de remarquer que cette attitude de victime seyait à mon travestissement. Je ne m’étais pas vraiment posé la question de l’écriture féminine ni de l’attitude féminine à adopter afin d’être plausible en tant que femme dans un salon de discussion. En définitive on ne voyait de moi qu’un surnom, et comment faire que ce surnom fût naturellement senti par les autres comme étant celui d’une femme ? Quel subtil alignement de mots faisait que soudain on était une ado timide marseillaise ou une riche retraitée haïtienne ou une allumeuse au chômage ou une marocaine féministe ou une linguiste exilée à Los Angeles ? Je me réfugiais derrière une neutralité quasi journalistique du langage et des phrases courtes nourrissant, du moins le croyais-je, cette aura de mystère dont je souhaitais envelopper mon caractère féminin. Et puis l’image de Masha était omniprésente, je projetais son visage, ses mains, son sourire, ses yeux plissés, toutes les courbes jamais respirées de son corps, dans chacun de mes mots. Ainsi, Nour est née de la frustration, de la vengeance, mais aussi d’une admiration éperdue que j’étais peut-être seul à considérer comme de l’amour. Grâce à ma fascination pour les femmes, je réussis à incarner Nour, mais je ne saurais expliquer autrement, techniquement, pourquoi mes mots étaient tout de suite assimilés à ceux d’une femme. Je ne crois pas à vrai dire qu’il y ait d’explication : bien que les hommes fussent en général plus bavards, le tchat restait un bel exemple appliqué de l’égalité des sexes.
Bien sûr, la question se posait toujours à un moment ou un autre de la discussion, “au fait Nour, t’es bien une femme ?”, ou des variantes plus ou moins polies ou vulgaires ; l’ambivalence de mon surnom était une forme d’honnêteté qui m’aurait permis de m’avouer homme au dernier moment. Mais je m’avouais toujours femme, d’ailleurs cette question allait toujours dans ce sens, dans le sens d’une féminité présumée. Une invitation à être Nour, femme mystérieuse, coquine, intelligente, une Masha dont je pétrissais le corps en pianotant sur mon clavier.

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