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J’ai vécu des heures de drague flattant mon ego. Les stratagèmes laborieux dont abusaient les mâles roucoulant ressemblaient à la mélopée d’un carrousel dont j’aurais été le centre.
Le plus souvent, Nour était un jeune médecin travaillant sur une île lointaine pour une association humanitaire. La peau matte sous la blouse blanche excitait la verbeuse attention des hommes de façon quasi éjaculatoire. Il suffisait que je dise “je suis en sueur” pour que jaillissent une succession de râles tantôt cyniques, tantôt suggestifs. Je m’amusais bien. Car je ne cherchais pas les discussions abstraites, les abrégés philosophiques desquels mes attributs féminins n’auraient tiré aucun avantage. Si je le faisais, c’était uniquement dans un souci d’intégration presque condescendant, avant d’attaquer, au milieu d’une pause, d’un subtile “vous les hommes vous parlez trop… qu’avez-vous à cacher ?” J’étais hybride, je connaissais les faiblesses de l’ego du mâle et avec le temps j’ai appris les avantages de la sensualité féminine. Fils d’Hermès et d’Aphrodite, je me tenais entre les deux hémisphères et titillais leur hypophyse, ce gland au milieu du cerveau des hommes.
Le choix d’être une doctoresse travaillant sur une île n’était pas anodin. Il me fallait absolument éviter la possibilité d’une rencontre qui aurait, comment dire, quelque peu déçu mon interlocuteur. De plus, malgré l’acuité de ses réflexions, malgré son métier et la constance avec laquelle elle apparaissait dans un salon de discussion durant quelques semaines, Nour était frivole. Nour ne s’installait que le temps d’allaiter un maximum de fantasmes, avant de disparaître. Parfois, elle était certes forcée de s’évaporer plus vite que prévu, lorsque par exemple un autre docteur ou une infirmière jalouse de sa notoriété se trouvaient dans l’assistance en lui demandant si elle ne rencontrait pas trop fréquemment des cas de méningites à éosinophiles… Mais dans l’ensemble ce n’était pas pour revendiquer son métier de médecin aux antipodes qu’elle tchatait, elle venait sur Internet pour l’oublier. Vouloir oublier ce travail à l’horreur quotidienne paraissait plus qu’humain : cela paraissait féminin. Avec une touche de modernité suffisante pour être totalement ravageuse chez ces internautes occidentaux engoncés dans leurs froides richesses de métal et de béton citadins.
J’étais la femme palpitante, suante, et pourtant toujours drôle et virevoltante, à l’autre bout du monde. La sainte, l’immaculée, et la sauvage, l’indomptable amazone tout à la fois. L’imagination débordante des hommes, geignant de ne voir que mes mots fuselés, n’avait plus qu’à me déposer tendrement sur une plage azurée pour fondre comme un escargot dans un jus de citron.
Dans l’univers imaginaire du tchateur, je les tuais tous en disparaissant d’un jour à l’autre, c’était ma vengeance : je donnais de l’espoir et le reprenais, comme on me l’avait repris. Ecran noir.

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