page 11

On m’avait repris l’espoir depuis que j’étais arrivée ici.
Recoudre une plaie à quinze points devant des gamins malingres sautillant de dégoût, alors que j’exhortais leurs parents apathiques à les éloigner, donner naissance à des enfants dont la mort était assurée faute de nutrition décente, lutter contre l’indifférence et l’ignorance d’un peuple abruti par des années de désespoir, sous une chaleur réduisant l’été sicilien le plus torride à une douce brise printanière, tout cela ne me préparait pas vraiment au cynisme glacial de mes interlocuteurs européens, le soir, quand je pouvais me connecter à Internet grâce à l’unique ordinateur du dispensaire, en guise de pause devant un ventilateur brassant les moustiques plus que l’air.
Nour, nour, nour, mon propre prénom relevait du cauchemar, parce que trop souvent je me réveillais en sursaut au milieu de la nuit en entendant les mourants de la salle d’à -côté le murmurer vainement.
Alors, quand je le voyais affiché sur mon écran par des mâles m’idolâtrant, je mouillais presque de contentement.
Ce transfert du corps détruit, lacéré par les insectes, asséché par la poussière, calcifié par la vision rituelle de plaies purulentes, d’oedèmes boursouflés, d’hémorragies aussi sirupeuses que cette résine suintant d’arbres rabougris, et la brousse morte sous le ciel blanc de chaleur tel l’entrejambe d’une femme rachitique, ce transfert du corps détruit, défait, laissé pour mort sur le bas-côté du chemin de pierres, au corps sexué, jouissif, au corps du désir, de cette plénitude quasi laitière de la femme occidentale brillant au sommet de son magasine, venait de ma connexion à Internet et de mes tchats avec ces hommes oisifs à la recherche d’un ridicule “exotisme”. Je laissais mon corps épuisé s’échapper vers un corps éthéré mais pulpeux, juteux, le corps du désir des autres connectés. J’étais en colère et je voulais humilier leur non-existence indifférente, mais en même temps j’avais besoin d’eux pour supporter mes jours et mes nuits grâce à leur désir. De nuit, être Nour, la Reine sauvage des Occidentaux, le sex-symbol des touristes du Net, et être une blouse grisâtre traînant entre les fièvres et les râles, de jour. Etre un rêve, un espoir même, pour ne pas mourir oubliée.

Une nuit pleine d’un désarroi charbonneux, le nouveau responsable de la logistique – quel mot pompeux pour tant de misères – m’avait aisément prise entre les bancs de classe de l’école plantée un peu par hasard à côté du dispensaire. Il existe un certain nombre de manières d’échapper à l’horreur, à l’épuisement, à l’absurdité d’une situation inhumaine, la mienne fut le sexe. Je ne dis pas “amour” de peur d’avoir l’air ridicule, pour moi l’amour tient du spirituel, mais là -bas rien n’était spirituel, le mot lui-même aurait été grotesque, insultant, sorti d’une bibliothèque vaticane poussiéreuse, rien n’était spirituel, tout était vivant ou mort.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Calcul *Captcha loading…