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Le lendemain, je me suis réveillé dans un palace. Bien qu’habitué aux lieux les plus luxueux de ce monde et en particulier de Compostelle, bien que rien ne m’étonnât plus en matière de raffineries ampoulées et de sophistications contemporaines, je ne me rappelle pas avoir contemplé de lieu semblable. Il n’y avait que deux couleurs, du blanc et un gris métallisé patiné par l’âge. J’eus de la peine à me situer par rapport à la vue sur les toits de Compostelle. La pièce circulaire ponctuée de fenêtres d’une hauteur approximative de cinq mètres offrait une vue grandiose sur toute la ville, un panorama découpé par un architecte omnipotent afin de surplomber tous les lieux à la fois. Mais un panorama impossible : un tel lieu n’existait pas à Compostelle, à moins peut-être de flotter au-dessus de la Cathédrale. Le centre de la pièce était marqué par un plateau métallique surgissant à quelques centimètres au-dessus du sol et tournant lentement sur lui-même ; c’était l’unique mouvement perceptible.
Le ciel au-dessus de Compostelle brillait d’un blanc lacté, mais sans éblouir, comme si toute cette blancheur était doublée d’une profondeur obscure et reposante. Les poignées de porte, les gonds, les fioritures tout en angles droits étaient moulés dans un métal brossé par le temps. Le sol était composé de dalles métalliques entre lesquelles le réseau quadrillé des joints, profonds de plusieurs dizaines de centimètres, laissait s’écouler de minces ruisseaux. L’eau y bruissait dans toutes les directions à la fois. A part ce son discret, un silence velouté enrobait l’air, amortissait chacun de mes gestes. J’ai soulevé un couvert disposé sur un chariot à côté du lit à baldaquin d’où flottait une mousseline translucide, une simple fourchette et pourtant elle devait peser plus d’un kilo. Chaque objet était tellement présent qu’il me parût surprenant qu’aucun d’eux ne s’enfonçât à travers le sol pour y laisser une empreinte semblable aux failles quadrillant les dalles en métal.
Ma mémoire se comportait bizarrement. Je me rappelais de la veille – si ce mot avait encore un sens – et de mon anxiété sur le balcon, du sang sur le sol et de l’impossibilité de respirer, de ma chute à côté d’Ella dans le lit, je me rappelais aussi d’une foule de détails de ma vie, mais c’était comme si ceux-ci s’étaient tous déroulés la veille, les uns après les autres dans une immédiateté intemporelle. Entre ces détails, il n’y avait rien, aucun brouhaha d’images et de souvenirs imperceptibles, le vide complet. Je ne pourrais le comparer qu’à une vision en noir et blanc, doublée de cette identique sensation de passé révolu jaillissant de nulle part comme dans un film d’époque.
Inexplicablement attiré, je me suis encore retourné vers le centre de la pièce et j’y ai vu cette fois Igor vêtu d’une soutane grise à la capuche rabattue sur le visage. Il n’était pas content de me trouver ici, compris-je au sabre gravé de mon nom qu’il tenait dans une main.
“Inqualifiable”, grommela-t-il.

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