2.

La solution consiste à croire que la vie vaut la peine d’être vécue parce qu’on ne sait jamais ce qui va arriver, que tout ça peut être bon et beau à prendre. Lorsqu’ils ont frappé à ma porte le lendemain à midi, j’émergeais avec au milieu d’un tremblement ce hoquet d’espoir, un peu pitoyable, un peu magnifique, comme un nouveau-né. Je me dis encore parfois que si je n’avais pas foiré la nuit d’avant, je me serais levée plus tôt et serais sans doute allée me promener au bord du lac et m’y baigner, pour dans l’eau donner un sens à tout ça, et ils ne m’auraient pas trouvée, pas tout de suite, si vite, j’aurais pu réfléchir et y échapper, et oui c’est marrant, je m’en rappelle encore parfois.
Ils avaient l’air de témoins de Jéhovah. Ils m’ont dit « Bonjour Madame » et m’ont demandé une pièce d’identité. J’étais en culotte, j’aime bien ouvrir ma porte en culotte, mais ils n’ont pas bronché, comme s’ils y attendaient. Après avoir constaté mon identité ils m’ont demandé si je connaissais un certain Luc, un gars lisant le Monde à des soirées de loosers. J’ai pouffé, genre comment vous savez ça vous. Ils n’ont pas trouvé ça drôle. L’un deux s’est avancé dans ma chambre de bonne et le frôlement de son costume sur mon sein m’a fait sursauter. Ils semblaient mous, mornes, mais en même tenaces, tiens je pense même à voraces. Habillée en vitesse, nous sommes descendus jusqu’à leur caisse. Je ne me posais aucune question, attribuant chaque évènement à la possibilité momentanément hilarante d’autre chose dans ma vie. Mais dans mon univers de squatteuse qui tourne en rond, la vue de leur Cadillac beige au cuir puant m’a fait soudain un peu suer. J’allais ailleurs. Intéressant, intriguant.
Dans la Cadillac ils se sont assis devant, derrière, un type vêtu d’une toge bordeau, l’âge d’un père que je n’ai jamais eu, m’a souri de façon jaunâtre en me demandant si j’accepterais une vodka orange. L’idée d’un délit, genre consommation illégale de stupéfiant, vie erratique, dépression compulsive à éradiquer par le système, marginalité abusive ou lavage de cerveau malfaisant, abandon d’études ou crachats sur ma mère, s’est évanouie en sirotant ma vodka alors que la ville glissait sur les vitres teintées de la Cadillac. Non, je n’avais pas à faire à des flics. La ville défilait sous mes yeux silencieux et c’était comme si pour une fois j’étais victorieuse : mes errances nocturnes se prolongeaient enfin au milieu de cette journée d’été. Mon verre scintillait malicieusement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Calcul *Captcha loading…