4.

A notre arrivée, nous ne sommes pas ressortis de l’aéroport de Bruxelles. Je croyais avoir droit au moins à une certaine sorte de dépaysement poétique, après le jet privé aussi silencieux que le vieux m’accompagnant, mais les deux types mornes et faussement affables m’ont poussée gentiment vers d’interminables corridors aux tapis roulants déserts. Le vieux nous précédait de sa démarche raide et j’ai remarqué sur sa nuque un nombre tatoué, tout comme sur les nuques suantes de mes acolytes.
Je n’avais pas vraiment envie de poser des questions. Je me foutais de ce qui arrivait. Au mieux, c’était drôle. Au pire, douteux. Les organisations secrètes, le tintamarre des films d’espionnage, une culture paranoïaque nourrie au Web, aux médias, au fitness et au bio, j’étais dépendante de toutes les drogues imaginables et rien ne pouvait m’étonner, y compris un enlèvement irréel. Je crois que si on m’avait donné un flingue à ce moment j’aurais pu les descendre en me marrant.
Ensuite on a roulé sous terre le long de tunnels humides avec un engin électrique qui bourdonnait amoureusement. Dans une pièce de béton brut, pour unique décor un néon et un miroir géant, les deux mornes m’ont déshabillée et laissée là , clic électronique d’une serrure d’acier chromé, très design. Nue au cœur du béton, enfermée sous terre, en face d’un miroir géant reflétant mon corps comme une statue morte, sexy la situation. J’aurais eu envie d’un Coca rouge et blanc pour compléter le tableau. Mais je n’ai eu droit qu’à mon reflet, au grain grossier du béton, durant des heures, durant suffisamment de temps pour avoir envie de coucher avec n’importe qui pour un seul verre d’eau. J’ai eu le temps de penser à beaucoup de choses. Ironiquement c’est ma chambre de bonne, ma ville, la Suisse, qui revenaient le plus souvent ; tous ces délires et toutes ces complaintes que j’avais ressassées dans cette chambre de bonne et dans cette vie solitaire, radicale, cette pensée unilatérale d’une vie dont la vacuité resplendissait jusqu’au fond de ma culotte. J’ai eu le temps de penser que je coucherais avec n’importe qui pour un verre d’eau plate. C’est en me réveillant d’un rêve humide où je buvais à grandes gorgées le foutre d’une multitude de mâles décharnés avant de les décimer en les mangeant vivants que je me suis mise à hurler.
Erratique dans mon 20m2 souterrain, j’ai hurlé des insanités, j’ai insulté des fantômes, tué une société entière, fait plusieurs révolutions, noyé des politiciens, égorgé des actionnaires majoritaires, j’ai rendu eunuques plusieurs papes d’affilée, ma mère je l’ai vendue à une compagnie pétrolière comme ressource compensatoire, j’ai même réussi à pervertir des enfants pour qu’ils brûlent leurs écoles. Toute ma révolte et mes angoisses y sont passées, jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que cette seule obsession : le reflet cristallin d’un verre d’eau sur le béton. Au lieu de ça, ils m’ont donné un ordinateur portable.

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