Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : M. | La rédhibitoire envie

J’ai envie d’être quelqu’un d’autre qui serait plus que moi. J’aurais plein d’exemples sous la main, de dernière minute ou dans mes archives, mais ils sont tous déjà trop utilisés pour que j’aie envie que ce soit moi en plus grand. Alors j’essaie de m’inventer. C’est très compliqué, de s’inventer. C’est même très fatiguant. Ce matin par exemple j’ai essayé de me réinventer en demandant mon pain au chocolat à ma fournisseuse régulière: je lui ai souri en la regardant droit dans les yeux. Je n’ai pas murmuré "Merci" ni "Bonne journée" en fuyant abruptement. J’ai répondu à son "Voilà " et "Bonne journée" lorsqu’elle me rendait la monnaie avec franchise et un éclat que j’espérais plein de connivences secrètes face à nos destins mutuels de client et de vendeuse. Evidemment, ça n’a rien changé à ses réflexes. J’ai été déçu une ou deux minutes. Et puis après je suis parti dans ma journée et elle aussi, j’imagine. Je n’ai aucune empathie particulière envers elle, ne serait-ce que d’ordre sexuel, mais en même temps je pourrais très bien affirmer que je n’ai aucun intérêt essentiel envers personne. Donc si j’arrivais à créer entre elle et moi ne serait-ce qu’un semblant de relation, et bien dans cette infime construction je pourrais dire que j’ai changé. Et si je peux changer en demandant mon pain au chocolat, c’est sans doute que petit à petit je peux tout changer dans mon existence. Mais si un jour on en venait à prendre le café ensemble tellement je suis sympa et tellement elle constaterait ma sympathie régulière, il y aurait plein d’autres ambiguïtés qui naîtraient de façon complètement hasardeuses. Au final j’éviterai d’aller acheter mon pain au chocolat chez elle et elle ferait semblant de ne pas me voir passer. Bref, ce serait encore pire que maintenant. Et si j’élabore un peu, cela signifie que plus je veux changer plus la distance entre moi et ceux qui me sont proches au quotidien s’agrandira. Je change, donc je suis un autre. Mon envie d’être un autre, d’être plus grand à mes yeux, m’éloigne de ceux qui me sont proches. Et plus ils sont proches de moi plus je m’éloignerai d’eux rapidement. Avec l’âge cette envie de changer, si tant est que je réussisse à l’entretenir encore, deviendra de plus en plus douloureuse et déplacée. En même temps, si je ne me résigne pas au continuum de ma vie créée, si je lutte incessamment pour être un autre qui à mes yeux serait plus grand, je m’éloignerai sans doute de ceux qui me sont le plus proches; quant aux autres, ils me seront de plus en plus inaccessibles par défaut, comme des témoins plats jalonnant ce qu’ils ne peuvent plus ressentir de moi. Si je pousse cette graduation vers l’absolu beaucoup plus loin et beaucoup plus fort, telle que je la ressens habituellement, cela correspond un peu à l’ineffable tension qui me sépare d’un simple pain au chocolat.

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