Manifeste d’un pendulaire Lausanne – Genève : R. | La force secrète

S’arrêter près des échiquiers géants sous la pluie qui alourdit les branches du parc des Bastions, ce vieil homme qui réordonne lentement les pièces, ensuite il balaie autour des cases. Les pièces ruisselantes attendent des joueurs qui seront rares aujourd’hui. Le gars qui jouait au papa ce dimanche après-midi prétendait qu’au premier enfant on a l’impression de perdre quelque chose, une liberté, mais que dix ans plus tard on est bien contents de ne pas être un célibataire seul et sans enfant. Une sorte de morale du bonheur du dimanche censée suggérer l’heureux sacrifice de soi, etc etc. Comme des pièces sur les échiquiers du bonheur. Il organisait des jeux pour les enfants d’un anniversaire. Tous ces enfants gambadant autour de lui avaient l’air de l’aimer vraiment. Le bon papa, le papa parfait, de temps en temps une petite tape coquine sur les fesses de sa femme qu’il surnomme "Mon chou" pour montrer que de ce côté-là aussi il assure. Au boulot il y a ce directeur artistique qui aime "gérer les situations". Il envoie des mails où il demande des comptes-rendus précis, il sourit quand il faut, gueule quand il faut, félicite quand il faut, bref il se voit comme le leader et il gère. J’imagine que c’est un peu le même type de gars que le papa parfait. Des hommes du passé portés par la conviction d’être indispensables, mais ils évoluent dans un monde superficiel, un monde ordonnés par des mécanismes baroques et mâles alors qu’en réalité le rôle du père est aussi ténu qu’une membrane de glace.  Toute la force anciennement sous-jacente et maintenant déclamée est entretenue par les femmes-mères. Celles-ci ne sont pas moins paumées, mais elle font mieux semblant. Et puis autour du couple moderne de ma génération gambade aussi cette pseudo énergie positive, foi en la Terre, foi en l’amour, construire l’avenir, durable, que tout soit durable, l’économie durable, la bouffe durable, l’érection durable. Je reste méfiant, voire suspicieux. Face à tant de bonhomie écolo j’ai envie d’être anarchiste, ou mieux, nihiliste. Mais je n’en ai pas le courage. A mon sens il ne s’agit pas de prise de conscience d’une écologie globale à entretenir, plutôt un effet de l’âge: ils approchent la quarantaine, ils voient leurs enfants grandir et se voient tout à coup vieillir si vite, alors ils sursautent et se rendent compte que tout est périssable, le monde entier, y compris et surtout eux-mêmes. Je suis allergique aux enrobeurs d’idées, ceux qui en font de jolis bonbons à avaler comme des pilules de bonheur. Rutilantes sous la pluie, les pièces des échiquiers polies par le vieil homme se marrent dans mon dos, il n’existe pas de force secrète, de moyen ultime de parvenir à l’idéal, quel poids sur mon dos cet idéal inexistant!, pendant que je reprends à contrecoeur, sous la pluie, le chemin du boulot.

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