Elle a brûlé à la soirée de Gala de la Poésie

La salle Del Castillo était comble et tous pensaient à la même chose alors que sur scène le directeur du Festival de la Poésie 2024 s’évertuait à rendre intelligible et drôle le concept de poésie animale et de poésie imprégnant la vie de tous, essentiellement grâce à son expérience personnelle de l’écoute des gazouillis d’oiseaux assimilés à des syllabes orphiques au cœur de l’extase lumineuse de la forêt.

Ils pensaient chacun, dans une forme de simultanéité silencieuse cérébrale, remarquable, dont l’étude scientifique en les branchant tous ensemble sur des capteurs appropriés, dessinerait des graphes impressionnants, ils pensaient chacun à leur prochaine montée sur scène et explosion de gloire.

Je suis monté sur scène finalement. Je les ai tous salué, les visages hargneux des poétesses et des poéteux, j’ai improvisé un discours sur Mon art de la Poésie, sur Mes Mots, sur Moi, et j’ai terminé sur Mon Nombril, au cas où parmi elles certaines fanatiques aurait voulu boire un verre – et plus – après la soirée de Gala. Je leur ai lu Mon Poème, Celui qui me permettait de monter sur leurs épaules, et arrivant au bout j’ai attendu leurs applaudissements. Je n’ai entendu que le silence.

Derrière l’éblouissement de mon propre Ego, et celui plus prosaïque des projecteurs, la salle veveysanne tantôt comble des espoirs déchus des autres poètes, était soudain vide. Une seule personne applaudissait derrière l’éclat blanc des lumières. Je suis descendu de l’estrade avec toute la prudence de mise dans cet effondrement vertigineux depuis le paroxysme de mon succès.

Il se tenait au milieu de l’allée, un peu raide dans sa chaise roulante. Je dis Il mais je pourrais dire Je. Je l’ai tout de suite reconnu même s’il devait avoir au moins vingt ans de plus que moi. C’était moi. Sarcastique, il continuait à applaudir dans le vide, y ajoutant parfois des “Bravos” sonores et mesquins. Je tenais crispé et transpirant le feuillet de mon poème déclamé, et arrivé à sa hauteur, tout près pour bien me reconnaître moi-même, il me l’a arraché des mains, et l’a lentement chiffonné. “Bla bla bla, bla bla bla…”

“Pousse-moi, mon dos me fait mal ce soir”. Je me suis donc lentement poussé vers la sortie. Dans nos dos la salle pourtant vide résonnait des clameurs et applaudissements d’une foule de fantômes. “Là regarde, nous avons amené le bidon d’essence, à droite dans le hall près de l’escalier”. Hébété, je suis allé prendre le bidon, comme si j’avais su qu’il était là, parce que je l’y avais mis. Ou était-ce lui? Mais c’était moi. Des applaudissements fournis coulaient par vagues depuis la grande salle, m’emplissant de haine et de revanche. Ils applaudissaient donc quelqu’un d’autre?

“Ne t’inquiète pas David. Tu les auras tes moments de gloire… Pour ce que ça vaut! Les mots ne vont jamais disparaître, mais leurs splendeurs s’affadiront. Ils n’appartiendront plus qu’à certains collectionneurs vieillissant. Tous ces gens applaudissent une vieille histoire, et ils n’aiment plus que des sonorités vides. Et toi pour aller plus loin tu dois les brûler, toutes ces sonorités vides. Va tout en-haut: la charpente brûlera bien et s’effondrera sur… elles.” Il a éclaté de rire, mon David tassé, il a encore applaudi alors que je montais les marches.

Quelques minutes plus tard, je suis parti et traversant l’immonde parking de la place du marché les premières flammes jaillissaient déjà des lucarnes. J’avais eu raison: le plancher des combles brûlerait d’abord et le toit s’effondrerait d’un seul tenant sur eux. “Trop vite pour y échapper”, se lamentèrent les journalistes le lendemain. La salle Del Castillo a brûlé lors de la soirée de gala du Printemps de la Poésie 2024, emportant avec elle les âmes esseulées, compliquées, orgueilleuses, des poétesses et poètes romands. Leurs mots vides et vains.


Poèmes lauréats du Printemps de la poterie 2024.

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