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Elle avait peu de prétendants, une vie sociale peu active. Régulièrement le soir quand elle rentrait, elle se connectait et on parlait durant des heures. En fait on parlait beaucoup plus durant nos tchats que dans la réalité. Nous étions timides et le Web, c’était le paradis des timides. Dans la réalité, nous faisions peur aux autres, parce que nous avions peur des autres. Professionnellement, Masha était toujours très à l’aise : la relation était claire, établie d’avance, les objectifs fixés, si un client s’avisait de faire un faux pas dans sa vie privée, elle devenait transparente, s’évaporait dans son soleil d’Afrique. Le Web nous permettait d’exister tout en étant absents.
C’était quoi le Web au fait ? Rien. Tout. Comme avec la technologie nucléaire ou les micro-ondes, ça dépendait de ce qu’on en faisait. Certains tuaient grâce au Web. Je me rappelle du premier tueur en série, Gigololo, c’était son surnom. Le webkiller, les médias avaient trouvé un nom qu’ils n’ont plus lâché. Encore un autre profil psychologique de grand malade à mettre sur le compte de la société de consommation multimédiatique. Son repère, c’était meetic. Profil séduisant, tchat agréable et facile, formation universitaire mais tendances artistiques, voyageur et père divorcé, bref le gars que toute femme sensée – et elles le sont toutes – avait envie de rencontrer. Il chassait toujours dans sa zone de voyage d’affaires et les rencontrait toutes dans les mêmes bars branchés. Mutilées, égorgées, violées. Tout ça à cause de la délirante propension des cybercafés à ne pas demander des pièces d’identité aux internautes utilisant leurs services. Sans parler du sans-fil, encore un autre grand délire technologique à la gloire de l’anonymat du tueur potentiel. Gigololo s’est bien marré. Moi aussi, parce que j’ai été un des seuls à pouvoir le suivre à la trace avant de le dénoncer, tout aussi subtilement que lui tuait.

Masha sentait que je n’étais pas comme les autres. Attention, je ne dis pas que j’étais un gars surdoué ou illuminé ou taré ou quoi que ce soit de la sorte, non elle sentait que j’étais un type normal, un peu renfermé, un peu timide, qui avait choisi d’utiliser la technique pour vivre différemment. Qui avait choisi d’utiliser la technique pour survivre. Je n’étais pas le seul dans cette situation. Des millions de personnes branchées au Web ne savaient plus quelle aurait été leur existence sans le Web. Le Web existait, elles existaient. C’était aussi naturel que d’avoir une souris sous la main et un clavier entre les doigts, ça faisait partie du minimum vital comme le téléphone portable. Même les détracteurs de cette néo-technophilie utilisaient cette même technique pour la critiquer, c’est dire que tout y passait et que pour vraiment honnir ce nouvel aspect de l’existence il fallait soit être complètement aveugle, soit l’ignorer et rester rongé par le doute et l’insatisfaction. Déjà à ce moment de l’histoire du Web je peux dire que la relation entre Masha et moi n’existait que grâce au Web.

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